Comme on le dit, « une page se tourne aujourd’hui » avec l’arrestation de Ratko Mladic, le bourreau de Srebrenica et d'autres lieux. Mais il ne faudrait pas que ce « succès » (quand même un peu tardif : seize années de « cavale », ce n’est pas rien !) des autorités serbes vienne masquer les réalités historiques, les problèmes d’aujourd’hui, ni, surtout, l’effrayante responsabilité de la communauté internationale – et en particulier de l’Occident –dans la tragédie « yougoslave ». Il se fait que les Balkans, je connais . Plutôt bien, même ! Si je m’étais rendu à plusieurs reprises en Yougoslavie et en Albanie à l’époque heureuse de Tito et à celle, concomitante, mais nettement moins riante d’Enver Hodja, le tyran ubuesque de Tirana, de l’automne 1991 à la fin de 1999, j’y ai littéralement « passé une partie de ma vie ». De la Guerre d’Indépendance de la Croatie à la libération du Kosovo, en passant par la guerre d’indépendance de Bosnie, j’ai effectué, sous couverture et pour le service qui m’employais à l’époque, des dizaines de missions sur le terrain et j'y ai passé, mis bout à bout, de longs mois. J’ai connu les champs de bataille des environs de Zagreb, de la Krajina, de Slavonie, j’ai arpenté les ruines de Vukovar et de Sarajevo; de la Krajina au Kosovo, j’ai filmé les décombres fumants de dizaines de villages et de villes dévastées, je me suis « promené» sur les fronts bosniaques, je me suis fait tirer dessus à la frontière entre la Macédoine et la Serbie et sur une route isolée de Bosnie, j’ai été arrêté et brièvement détenu par l’armée de ce même Mladic arrêté aujourd’hui (mais ce jour là, ils m’ont sauvé la vie en me tirant des griffes d’une milices serbes qui voulaient, très littéralement, nous découper en morceaux, mon interprète et moi…) j’ai ouvert des fosses communes au Kosovo et dénombré les cadavres pour besoins d’enquêtes, j’ai découvert et photographié des chambres de tortures, interrogé des dizaines d’anciens prisonniers et combattants de tous les camps, passé des nuits avec des milices de l’un ou l’autre bord et attendu, avec les combattants, l’heure de l’assaut, autour des feux ou sous la pluie. Slobodan Milosevic mis à part, j’ai rencontré presque tous les dirigeants politiques de l’époque (et, surtout, les plus extrémistes) , parlé avec les chefs militaires et déjeuné ou dîné avec les responsables des services de Renseignement locaux. Je m’y suis fait, enfin, des amis proches dans chaque camp. Bref, j’ai fait le travail qui était le mien. Pas plus, pas moins. Alors oui, je connais…. On dit que les voyages « forment la jeunesse ». Ceux-là m’ont formé au-delà de tout. Un jour peut-être, quand je serai très vieux (Inch’Allah) et quand tout cela sera définitivement, de « l’Histoire », j’écrirai, au coin du feu, sous l’œil attentif de mes chats, un livre sur cette période, sur «mes» guerres balkaniques. Mais en attendant, j’en ai tiré quelques leçons, assez simples car, ainsi que le savent ceux qui me connaissent, je suis un homme simple. 1) La folie nationaliste des Serbes a créé de toute pièce un « problème musulman » qui n’existait pas vraiment. Je le répète, j’ai connu la Yougoslavie avant l’ère des massacres, il y avait, bien entendu, des extrémistes islamistes (à commencer par le président Itzegebovic) mais il s’agissait d’une infime minorité. Il est aussi absurde d’accuser l’ensemble des Bosniaques musulmans et des Kosovars d’avoir été des extrémistes que de prétendre que tous les Serves ont résisté aux Nazis et que tous les Croates ont été des collaborateurs. Il y a eu des Serbes collabos et des Croates résistants – à commencer par Tito… Et beaucoup de « bosno-musulmans » étaient tout sauf des militants du Djihad. Seulement, quand on fait le siège des villes et qu’on les affame, qu’on humilie les populations, qu’on viole les femmes et leur arrache leurs enfants, on finit, n’est-ce pas, par créer comme un problème… 2) Le nationalisme c’est la guerre, disait François Mitterrand en 1995. Je n’ai pas souvent été d’accord avec lui, mais là, il avait raison. Autant le patriotisme est noble et justifié autant le nationalisme entraîne, immanquablement le mépris de l’autre et mène au crime et à l’horreur… 3) Il est incontestable que l’armée et les milices serbes ont commis des crimes épouvantables. Je les ai constaté moi-même « sur zone ». J’en ai interrogé les protagonistes, victimes ou bourreaux. Mais il est tout aussi incontestable que des crimes équivalents – mais, je l’admets, sans doute moins nombreux, ont été commis par les Croates, les Bosniaques musulmans et les Kosovars de l’UCK. Si, dans une scène digne de Shakespeare, les cadavres des femmes violées et tuées, des hommes torturés à mort et mutilés, des enfants brûlés vifs devant leurs parents, des vieillards morts de faim dans la neige, des blessés égorgés et des malades morts fautes de soins et de médicaments pouvaient se lever de leurs tombes et accuser leurs bourreaux, nul doute qu’on en trouverait dans tous les camps. Ceci, me semble-t-il, ne doit pas être oublié. 4) La lâcheté de l’Occident – et singulièrement de l’ONU – a été écoeurante. Certes, nos soldats (dont des dizaines de jeunes Français et d’autres dizaines de Britanniques) sont morts pour protéger les civils, Mais nous avons LAISSE FAIRE. Nous avons livré Srebrenica aux tueurs de Mladic et il s’est, même, trouvé un général hollandais pour trinquer avec lui alors que les rafles des 8000 civils qui allaient être assassinés avaient commencé et se déroulaient sous ses yeux. Je n’oublierai jamais comment l’état major international, à Sarajevo, négociait – sur ordre de l’ONU – avec les Serbes, quand ils avaient « exagéré » – les mesures de représailles et comment on terminait par bombarder un char sans chenille ou une position d’artillerie obsolète et abandonnée depuis longtemps pour que, à New York des bureaucrates aveugles puissent, dans la soirée, publier un communiqué viril et justifier ainsi leurs salaires. 5) L’ONU, dans cette affaire s’est discrédité, comme elle le fit, plus tard, au Rwanda et a prouvé que si l’idée des Nations Unies est belle, cette organisation n’a aucun légitimité à tenter d’agir militairement sur le terrain en jouant à la guerre avec la peau des autres. 6) Malgré tout ce qui a pu être dit sur une soi-disant « complicité » avec les Serbes, je sais parce que je l’ai vu de mes yeux, que l’Armée française s’est magnifiquement comportée, des montagnes de Bosnie à celles du Kosovo. Et je suis fier d’avoir côtoyé mes camarades sous l’uniforme qui, en OPEX, donnaient le meilleur d’eux-mêmes dans des conditions toujours difficiles et parfois terribles, pour remplir au mieux la mission qui leur était confiée. 7) Enfin, et surtout, je pense que nous n’avons rien réglé du tout. Des dizaines de milliers de jeunes Serbes et de jeunes Bosniaques ont grandi depuis loin des villes et des villages où ils étaient nés, souvent sans l’un ou l’autre de leur parent mort à la guerre. Cette génération arrive à l’âge adulte. Dans une région qui a le malheur d’avoir une longue mémoire, il y a là une terrifiante bombe à retardement et la seule manière de la désamorcer est, sans, doute, d’intégrer dans l’Union européenne TOUS les Etats issus de l’implosion yougoslave. En espérant que cela suffise… Oui, un jour, au coin du feu, j’écrirai tout cela. Si mes Chats sont d’accord.