Les faits sont connus. Le 14 mai, l’attaque d’un fourgon de transfert de détenus causait la mort de deux agents pénitentiaires et en blessait gravement deux autres au péage d’Incarville (Eure). Mais des éléments révélés par « Le Parisien » révèlent aujourd’hui que cette tragédie était tout sauf imprévisible. Un fait divers ? Non, un scandale d’Etat.
Dans les heures et jours suivant la tuerie d’Incarville, on mettait largement en cause le sous-équipement des agents (puissance de feu inadaptée face à des gangsters équipés de Kalashnikov, pas de véhicules banalisés et blindés) et le manque d’effectifs. Mais malheureusement, le problème est bien plus grave que cela.
Dans son édition de ce jeudi 23 mai, « Le Parisien » révèle en effet le vrai visage de Mohamed Amra, décrit jusque-là comme un truand de moyenne importance et n’était pas signalé comme particulièrement dangereux, malgré de multiples inculpations (notamment pour tentative de meurtre) et une appétence évidente pour l’hyperviolence.
Le quotidien a eu accès à des écoutes réalisées dans la cellule d’Amra à la Santé, car l’espace de vie du trafiquant était « sonorisé », ce qui indique que la police judiciaire avait parfaitement à qui elle avait affaire : un individu à la tête d’une puissante organisation criminelle et capable des pires excès. Pour être plus précis, si la cellule d’Amra avait été placée sur écoute, c’est qu’il faisait l’objet d’une enquête pour le meurtre d’un concurrent, qu’il aurait ordonné depuis sa prison. Un « barbecue » : kidnappé à Marseille le 15 juin 2022, Ugur T. a été brûlé dans un véhicule Renault Kangoo après avoir reçu une balle dans la tête.
Le matériel d’enquête consulté par « Le Parisien » fait froid dans le dos. Un exemple : « Sur le coran de La Mecque, Wallah, vous allez me respecter. Vous êtes des fous, mais je vais vous montrer que je suis plus fou que vous ! […] Tu crois que je suis Coluche ? Vous vouliez voir ma chienneté? Je vais vous montrer ! Tu vas me payer ! » hurle-t-il sur un complice.
Un autre jour, il suit en direct, par la vidéo de son portable, la fouille du domicile d’un autre trafiquant chez lequel ses hommes effectuent une « descente » avant d’ordonner son enlèvement. Et on hallucine quand on apprend que dans une autre affaire (un transport d’armes de guerre), il guidait ses complices, toujours par téléphone et depuis sa prison en leur indiquant, par exemple, où se trouvait un barrage de police…
Les téléphones dont disposait Amra dans sa cellule ne sont qu’un petit témoignage de sa vie en taule. Car pour lui, si l’on excepte la privation de liberté, la prison, n’était pas vraiment une punition. Selon « Le Parisien », il jouissait « d’une chicha pour égayer ses soirées. Mieux : il parvient à se faire livrer à toute heure de la nourriture par l’intermédiaire de coursiers appelés « jeteurs », qui lancent des colis par-dessus les murs. Pour parfaire son séjour carcéral, son réseau lui fournit aussi téléphones de rechange, recharges de crédit mobile, cartes bancaires prépayées et même cannabis. Seule ombre au tableau, on lui refuse encore ses quatre demandes de parloir avec des jeunes femmes prêtes à avoir des relations sexuelles avec lui. »
Depuis sa cellule, il gérait ses « affaires » jusque dans le détail. Et les écoutes ont révélé que son organisation, bien plus puissante qu’on ne le pensait, couvrait un large volet d’activités criminelle : extorsion, enlèvements et séquestrations avec demande de rançon, vol des stocks de stups de groupes rivaux. « Mohamed Amra se révèle capable d’une extrême duplicité, élevant la trahison au rang d’art, le tout en recourant fréquemment à la technique de l’enlèvement », peut-on lire dans un rapport de l’Office central contre la criminalité organisée (OCLCO), cité par « Le Parisien ». Le travail des policiers révèle aussi que le réseau d’Amra, au départ cantonné à la Normandie, étendait ses tentacules jusqu’à Marseille.
Que la police ait déployé de gros moyens pour surveiller Amra en prison est une bonne nouvelle. Ce qui n’en est pas une, c’est que cette opération, en définitive, n’aura servi à rien. Non seulement Amra a pu continuer à gérer ses affaires en toute tranquillité, mais de plus il a pu s’évader, dans les conditions tragiques que l’on sait.
Où la machine a-t-elle déraillé ? Pourquoi la direction pénitentiaire n’a-t-elle pas été prévenue que le trafiquant était un gros poisson, dirigeant d’une main de fer un réseau très structuré et diversifié, lourdement armé, usant des méthodes les plus modernes et d’une violence absolue et que, donc son transfert ne pouvait s’effectuer qu’avec des moyens exceptionnels ? Où si elle en a été prévenue, pourquoi ces moyens n’ont-ils pas été mis en place ? Une « erreur » qui a coûté la vie à deux hommes et a radicalement bouleversé celle de trois autres et de cinq familles ?
L’affaire Amra, c’est l’histoire d’une débâcle. L’histoire d’un pays où la police manque de moyens, où les prisons sont devenues les « salles de marché » du trafic international de stupéfiants (et de bien d’autres activités criminelles), où les magistrats sont débordés et les politiques aveugles.
Et profitant de cette faillite généralisée, c’est un véritable narco-Etat qui s’installe….
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