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Après Rambouillet : les pièges de la fuite en avant législative et de l’exploitation politique


Rien de neuf, hélas, dans l’attaque terroriste qui a coûté la vie à Stéphanie M., fonctionnaire administrative de police assassinée vendredi après-midi à Rambouillet. Rien de nouveau non plus dans la cacophonie politique qui a suivi le drame.


Les faits sont d’une tragique banalité à laquelle nous ont habitué la dizaine d’attentats islamistes qui ont spécifiquement visé la police depuis 2014 et les 14 attentats réussis sur le sol français depuis 2017.


Le choix de la cible est parlant et habituel, la police étant avec la gendarmerie et l’armée une cible particulièrement recherchée par les djihadistes : le policier, le militaire ou les gendarmes sont, en démocratie, les uniques instruments de la « violence légitime » de l’Etat (au sens où l’entendait le philosophe Max Weber) et donc les symboles les plus évidents de son autorité. En s’attaquant à eux, c’est l’Etat qu’on défie (avec l’assassinat de Samuel Paty, à l’automne dernier, le terrorisme s’est également attaqué à une quatrième cible : l’enseignant, qui, lui, est le symbole de la transmission du savoir et des valeurs de la laïcité).


Dans ce cas précis, la victime étant une fonctionnaire administrative civile de la police, elle n’était pas en uniforme et ne portait pas d’arme. Dès lors le tueur a-t-il frappé au hasard quelqu’un qui rentrait dans le commissariat où connaissait-il Stéphanie M., ? L’enquête devra le déterminer.


Le moment choisi et le mode opératoire sont, eux aussi, significatifs.


Le mois du Ramadan, sacré pour les musulmans, est privilégié par les djihadistes pour mener des actions, à la fois pour des raisons « historiques » (références à la bataille de Badr, en 624, première victoire militaire du prophète) et par une vision déformée de la théologie islamique voulant que le martyr soit particulièrement désirable durant ce mois de sacrifice et d'efforts (selon un décompte, en 2020, l'organisation Etat islamique a revendiqué 383 attaques dans 17 pays durant ce mois, soit le double de la moyenne mensuelle).


Le mode opératoire correspond à celui qui avait été recommandé par Abou Mohammed al-Adnani[1] dans un message du 22 septembre 2014 : « Si vous pouvez tuer un incroyant, américain ou européen - en particulier les méchants et sales Français - …ou un citoyen des pays qui sont entrés dans une coalition contre l'État islamique, alors comptez sur Allah et tuez-le de n'importe quelle manière. Si vous ne pouvez pas trouver d'engin explosif ou de munitions, alors isolez l'Américain infidèle, le Français infidèle, ou n'importe lequel de ses alliés. Écrasez-lui la tête à coups de pierres, tuez-le avec un couteau, renversez-le avec votre voiture, jetez-le dans le vide, étouffez-le ou empoisonnez-le. »


Son conseil d’attaques « de basse intensité » a été largement suivi, entre autres en France mais aussi dans d’autres pays européens ou au Canada.


Il s’agit en fait de la transposition tactique de la stratégie dite « des 1000 entailles » théorisée par un idéologue d’al-Qaïda, Abou Moussab al-Souri qui avait pour leitmotiv que le djihad n’était pas une « organisation » mais un « système » ( «nizam la tanzim»). Une entaille ne va pas tuer, mais 100 ou 200 vont affaiblir l’adversaire et 1000 le faire saigner à mort.


Pour l’organisation Etat islamique (qui n’a pas revendiqué, au moment où j’écris, l’attentat de Rambouillet mais ne manquera pas, à minima, de l’exploiter dans sa propagande) qui n’a plus aujourd’hui la capacité d’attirer des volontaires étrangers en Syrie ou en Irak, de les entraîner et de les reprojeter vers l’Europe (le modèle des attentats de Paris en novembre 2015 et de Bruxelles en mars 2016) ce type d’attaques présente plusieurs avantages. Entre autres, elles ne « coutent » rien à l’EI, ni argent ni moyens humains, ni utilisation des rares filières de communication existant encore avec l’Europe et qui pourraient être repérées et compromises ; ensuite, comme il suffit d’attendre qu’un individu radicalisé passe à l’acte, cela permet de maintenir une tension et un niveau de menace permanent.


Enfin, le profil de l’auteur est, lui aussi, tristement habituel.

L’auteur des faits, Jamel Gorchene, qui a vécu 10 ans illégalement en France avant d’obtenir un permis de séjour d’un an (qui venait à expiration en décembre prochain) était « inconnu des services », non fiché et sa radicalisation assez récente était donc passée inaperçue.


La seule chose que l’on sache est qu’il avait changé de comportement sur les réseaux sociaux ces derniers mois. Pendant plusieurs années, il avait « posté » des messages assez revendicatifs, s’en prenant ouvertement à ceux qu’il considérait comme étant des « ennemis de l’islam » (entre autres le polémiste Eric Zemmour), mais au début du premier confinement, en avril 2020, son comportement se modifie et les « posts » politiques font place à des publications reflétant exclusivement une religiosité nouvelle - prières, versets du coran, chants religieux (nasheeds).


Il est donc évident que cet homme qui jusque-là n’était pas très pratiquant aux dires de ses proches et de ses voisins est en pleine mutation spirituelle. Mais ce n’est évidemment pas un délit et, en tout état de cause, comme l’homme n’était pas connu, cette évolution ne pouvait ni être observée ni être analysée. En clair, cela veut dire que sa radicalisation n’a pas été repérée. Ce type de profil est inquiétant parce qu’il signifie qu’à tout moment, un « djihadiste » peut sortir de l’ombre et passer à l’acte. Et cela veut dire que d’autres actions du même type se répéteront dans l’avenir et que les services sont quasiment impuissants face à cette menace.


Le fait qu’il s’agisse d’un acte terroriste ne fait aucun doute, le Parquet National Antiterroriste (PNAT) s’est saisi immédiatement de l’enquête qui a été confiée conjointement à la Sous-Direction antiterroriste (SDAT) de la DCPJ et à la Direction générale de Sécurité Intérieure (DGSI) qui cohabitent dans le même immeuble de Levallois-Perret, à un jet de pierre de la Porte Maillot.


Acte terroriste, donc, mais quid des motivations profondes de Jamel Gorchene ?


Son acte a été soigneusement préparé (ainsi qu’en témoigne la destruction de plusieurs téléphones portables et cartes SIM découverts à son domicile) mais il semblerait qu’il n’ait laissé aucun texte explicatif et aucune prestation de serment (« bay’at ») à l’organisation Etat islamique ou à un autre groupe n’a été retrouvée. A-t-il agi « sur ordre » ? Est-il passé à l’acte « spontanément » (mais sous l’influence de la propagande incitative online de l’EI ou d’autres groupes), était-il lié à des radicaux de Sousse (Tunisie), sa ville natale ?


Seule certitude, Gorchene correspond à ce « nouveau » profil apparu avec Mohammed Merah en mars 2012 : des hommes (ou, mais beaucoup plus rarement des femmes) agissant moins sous l’inspiration de l’idéologie que pour se « venger » d’une société dont ils estiment, à tort ou à raison, qu’elle ne leur donne pas les chances et la place qu’ils méritent, des « paumés », des « laissés pour compte », souvent (mais pas toujours) d’anciens délinquants (comme Larossi Abdallah qui assassina un couple de policier à leur domiciles, le 13 juin 2016, Karim Cheurfi qui tua le policier Xavier Jugélé sur les Champs-Elysées le 20 avril 2017ou encore Radouane Lakdim, meurtrier de quatre personnes dont le colonel Arnaud Beltrame à Trèbes , le 23 mars 2018) qui trouvent dans le passage à l’acte un moyen de donner un sens à leur vie et/ou de se « purifier ». Ajoutons qu’il avait consulté un psychiatre pour ce que ses proches décrivent comme « un état dépressif» .


Je m’étais intéressé à ce nouveau profil dès 2013. Dans le livre que j’avais consacré au sujet, « Néo-Djihadistes »[2], j’écrivais : « Si les motivations idéologiques et pratiques qui poussent les acteurs du terrorisme à y adhérer sont multiples, il semble donc néanmoins, quand on étudie la personnalité et la psychologie de ces acteurs que des traits psychologiques communs existent tels qu’une certaine propension à la violence, une incapacité à contrôler les pulsions agressives, une tendance à la simplification des problèmes, une certaine rigidité intellectuelle poussant au dogmatisme ou, au contraire, une tendance à réagir de façon extrêmement émotionnelle, ou encore un manque évident d’empathie avec les victimes potentielles… La rencontre de l’idéologie et de la psychologie ne suffisent pas à faire un terroriste. Encore faut-il y ajouter au moins un élément, une étape sans laquelle rien ne se fera : le processus de radicalisation. Cette radicalisation est à la fois intérieure (le sujet en arrive à se convaincre que seule la violence peut faire progresser la cause à laquelle il croit ; et les tendances pathologiques ou la psychopathie jouent ici un rôle essentiel) et extérieure : elle va dépendre des rencontres et des influences auxquelles l’individu est soumis. » [3].


Seule la compréhension la plus fine possible du processus qui a amené Jamel Gorchene à se radicaliser puis à passer à l’acte (ce que ne font pas, je le souligne, la majorité des radicaux) permettra de mieux comprendre le cheminement qui l’a mené au crime.


Venons-en maintenant aux réactions qui ont suivi le drame.


D’abord, nous avons eu droit à l’habituelle fuite en avant législative : « un incident, une loi », pourrais-je écrire et c’est navrant.

Depuis le neuf septembre 1986, la France a adopté 28 lois antiterroristes, 7 d’entre elles depuis les attentats du 13 novembre 2015. Encore faudrait-il y ajouter, pour faire bonne mesure, la lois « sécurité globale » et la loi « séparatisme »…


Or, dès cette semaine, une nouvelle loi visant à « pérennise r» des mesures contenues dans la loi antiterroriste de 2017 et la loi renseignement de 2015 va être présenté en Conseil des ministres.

Cette habitude de légiférer à tout-va, sous le coup de l’émotion, est pernicieuse : on entasse ainsi des lois pour montrer « que l’on fait quelque chose », et l’on mise généralement sur le « tout répressif » en négligeant de renforcer les moyens des « travailleurs de terrain » (services sociaux, psychologues, éducation nationale) qui permettraient peut-être de désamorcer certaines situations conduisant à la radicalisation et pourrait faire remonter vers les services compétents des renseignements utiles.


Il y a eu, ensuite, bien entendu, la toute aussi habituelle confrontation opposition/majorité, la partie de la droite ne se trouvant pas au gouvernement accusant celui-ci de faiblesse sur la lutte anti-terroriste et de laxisme face à l’immigration. Outre le fait que ces accusations sont dénuées de sens – « l’empilement législatif » que je viens d’évoquer démontre que même si le gouvernement commet des erreurs il ne peut être taxé de « faiblesse » et il n’existe pas de lien mécanique entre immigration et terrorisme – la droite serait bien inspirée de se souvenir qu’elle était au pouvoir lors de la désastreuse gestion de l’affaire Merah. Mais les politiques, c’est connu, ont la mémoire courte.


Le défi terrorise et de radicalisation à laquelle la France est confrontée – et le restera dans l’avenir prévisible – mérite mieux que le bricolage législatif et les médiocres manœuvres politiques. Il serait temps, enfin, de lancer un véritable débat national associant professionnels de la sécurité (policiers, analystes des services de renseignement, magistrats), travailleurs de terrains (criminologues, travailleurs sociaux, psychologues, enseignants), académiques (sociologues, anthropologues, spécialistes de l’étude des religions, historiens ..) et responsables du culte musulman pour tenter de dégager une véritable stratégie proactive de lutte contre la radicalisation et le terrorisme qui englobe à la fois ses volets préventifs et répressifs.


Mais on ne le fera pas. Et on se condamne ainsi à voir se répéter, année après année, des drames tels que celui de Rambouillet.

Nous le devons pourtant aux victimes et à la dernière d’entre elles, Stéphanie M., décrite par ses amis comme étant « discrète mais rayonnante et chaleureuse » et qui laisse derrière elle deux filles, Élodie, 18 ans, et Anaïs, 13 ans, et un époux, Alain.

[1] Al Adnani était à la fois le responsable de la propagande de l’organisation Etat islamique et le chef de ses « opérations (terroristes) extérieures ». Il a été l’un des concepteurs et donneur d’ordres des attentats de Paris de novembre 2015. [2] Néo Djihadistes, Editions Jourdan, 2013, page 194. [3] Voir, notamment, Luis de la Corte, Explaining terrorism: a psychosocial approach, Perspectives on Terrorism, Volume 1, n°2, 2007.

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