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Film “islamophobe”, caricatures du prophète : un cas d'école du choc des civilisations

A lire les dépêches d’agences ou à zapper entre les chaînes d’information continue, on ressent, ces jours-ci, une certaine impression de « déjà vu ». Il y a quelques années, nous avions connu l’affaire des caricatures danoises de Mahomet, puis il y a eu ce pasteur protestant qui voulait attirer l’attention sur lui en brûlant des exemplaires du Coran. Aujourd’hui, c’est un film islamophobe et quelques caricatures publiées dans un hebdomadaire satirique français qui répandent la fièvre dans le monde musulman.

Triste revanche posthume pour Samuel Huntington (1927-2008) qui, il y a 16 ans, donnait au monde un essai majeur (d’ailleurs traduit dans une quarantaine de langues, preuve qu’il ne laissa pas indifférent) : The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order. Souvent critiqué par ceux qui ne l’avaient pas lu ou qui l’avaient mal lu, Le Choc des Civilisations développait une thèse centrale[1] voulant que conflits et frictions ne soient plus provoqués par des différents nationaux, politiques ou économiques mais par un jeu subtil d’affinités et de divergences culturelles.

Affirmant haut et fort ce qui semble une évidence – il n’y a pas de « civilisation universelle » - Huntington s’attira le courroux d’une gauche bien pensante qui réussit l’incroyable tour de force intellectuel (à ce niveau-là, on devrait même parler de « contorsion ») d’être à la fois universaliste et relativiste : « non, nous ne sommes pas différents, mais oui, toutes les cultures se valent ».

On peut évidemment discuter de certaines des théories du professeur Huntington, qui enseigna durant cinquante-huit ans à Harvard (il avait commencé sa carrière à 23 ans…) : par exemple, a-t-il raison de minimiser le fait national ou économique comme source potentielle de conflits ? Mais sa pensée ouvrait un champ de recherche riche et fécond.

C’est bien cette grille de lecture « civilisationnelle » qui permet de comprendre ces crises à répétition du monde musulman chaque fois qu’il est fait atteinte à la religion. Le monde occidental admet la liberté religieuse totale – ce qui n’est, évidemment, pas le cas de l’islam, puisque cette liberté absolue comprend les droits de ne pas avoir de religion ou d’en changer, toutes choses interdites dans la civilisation musulmane. Et cette liberté comprend, depuis Voltaire et les Lumières, le droit de critiquer la religion et même de blasphémer. Il ne se passe sans doute pas de jour sans que l’église catholique ou le pape soit dénoncé ou caricaturé dans l’un ou l’autre média occidental. Certes, de temps à autre, quelques dizaines de personnes manifestent contre un film dénigrant la personne du Christ (ce qui est bien entendu plus grave que d’attaquer un prophète puisque, pour les chrétiens, Jésus participe à la divinité). Le judaïsme est très régulièrement insulté, souvent de la façon la plus basse, dans la presse de certains pays arabes ou musulmans. Mais personne n’attaque d’ambassades, n’assassine de représentants d’un pays étranger, ne brûle d’écoles ou ne fomente de complot terroriste.

Mais touchez à la personne sacrée du prophète et vous déchaînerez la haine et la violence. S’il n’y a pas, là, une claire démonstration des différences existant entre civilisations et des conflits qui peuvent en naître, alors, c’est que les mots n’ont plus aucun sens.

Bien entendu, de nombreux musulmans gardent leur calme et réagissent de manière intelligente : vous n’aimez pas un film ? Ne le regardez pas ! Vous vous sentez insultés par Charlie Hebdo ? Ne l’achetez pas ! Il n’empêche, malheureusement, que c’est au nom des valeurs islamiques et du Coran que les extrémistes s’agitent, recrutent et passent à l’acte. Aucun d’entre eux ne semblant prendre le temps de se poser une simple question. Qu’est-ce qui fait le plus de tort à la religion musulmane et à son image : un court métrage idiot et quelques caricatures d’un goût discutable ou le spectacle hideux de femmes vitriolées ou lapidées, d’otages égorgés devant une caméra au nom d’Allah, d’églises incendiées en Egypte, de chiites massacrés en Irak ou d’un ambassadeur assassiné ?

L’islam, donc, doit se réformer, accepter, comme nous le faisons, la liberté de religion, les attaques et même l’outrage ou l’insulte. C’est le prix à payer pour entrer dans la modernité.

Et tant qu’il ne l’aura pas fait, nous devons, nous, tenir bon sur nos valeurs. Des valeurs dont la liberté d’expression et de religion (ou « d’irreligion ») sont le socle non négociable. Et si notre influence sur le monde arabo-musulman sera, en cette matière, forcément des plus limitées, il est vital au moins de ne pas laisser importer chez nous une haine et un conflit dont nous ne voulons pas. Et de proclamer à haute et intelligible voix que la liberté, le droit à la critique et au blasphème sont, pour nous, aussi sacrés que l’image du prophète pour les musulmans.

Nous disposons pour ce faire d’un texte simple et magnifique qui devrait inspirer le monde, le Premier amendement de la constitution américaine, adopté dès 1791 : « Le Congrès ne fera aucune loi pour conférer un statut institutionnel à une religion, (aucune loi) qui interdise le libre exercice d'une religion, (aucune loi) qui restreigne la liberté d'expression, ni la liberté de la presse, ni le droit des citoyens de se réunir pacifiquement et d'adresser à l'État des pétitions pour obtenir réparation de torts subis ».

Ce texte, à lui seul, définit une « différence de civilisation ».

[1] Le livre s’inspirait d’un article publié dans la revue Foreign Affairs en 1993 : The clash of Civilizations

Publié sur www.esisc.org

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