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Lettre à Missak et Mélinée Manouchian

SARAH MEYSSONNIER / REUTERS


Bonsoir Missak,


Tu me permettras de te tutoyer. J’ai grandi élevé par ma mère dans l’amour de la France et de la République. Et cet amour passait par le rappel incessant – pour ne pas dire le culte - des combats de la Résistance. Puis, je t’ai découvert, comme beaucoup, à travers le poèmes de Louis Aragon, la chanson de Léo Ferré où le beau recueil de Pierre Seghers sur « La Résistance et ses poètes ». Jeune, je t’ai un peu considéré comme un grand frère, et je me suis enthousiasmé pour tes engagements. Tu as été l’un des inspirateurs de mon militantisme à l’extrême gauche dans l’adolescence. Aujourd’hui que je suis ton aîné de plus de vingt ans, et que mes idées ont quelque peu évolué, je te considère toujours comme un héros.


Ce soir, j’ai regardé la magnifique cérémonie de ton entrée au Panthéon, avec ta femme Mélinée Soukémian.  Et avec les ombre de tes  22 camarades. Une boucle est bouclée, mais il a été long le chemin qui t’a amené d’Adyaman où tu étais né le 1er septembre 1906 au Panthéon où tu dormiras désormais.


Long et difficile. Douloureux et pourtant magnifique.


Orphelin et apatride, tu as passé la fin de ta prime jeunesse, avec ton frère, à l’orphelinat de Jounieh, au Liban, alors sous protectorat français. Bon élève, Tu écrivais déjà des poèmes depuis des années et, tout en te formant à la menuiserie, tu participas, tout naturellement à la rédaction de la revue interne de l’institution. Tu rêvais d’être acteur ou chanteur. Mais c’est la vie qui décide et tu fus ouvrier. Mais ton métier te permit de gagner la France pour y travailler. Très vite, tu fréquenteras l’intelligentsia arménienne exilée et tu continueras à te former dans les « universités populaires » de la CGT, puis tu suivras, en élève libre, les cours de la Sorbonne en histoire en littérature ou en philosophie. Ta soif d’apprendre était énorme. Comme ton désir de devenir français. La possibilité ne t’en fut pas donnée, mais cela ne t’empêcha pas de traduire en arménien de grands classiques français et en français des auteurs de ta langue maternelle. Fier de tes origines, tu ne les reniais pas mais tu étais, par choix, à la croisée de deux cultures.    


C’est en décembre 1934, lors d’un gala du Comité de Secours pour l’Arménie que tu rencontras Mélinée, elle aussi arménienne, elle aussi orpheline et apatride. Elle deviendra ta compagne et vous ne vous quitterez plus, partageant la même pauvreté, les mêmes idéaux, la même mémoire du génocide et la même passion pour la France. Tu l’épouseras en février 1936.


Brièvement incarcéré en septembre 1939, lorsque le PCF fut interdit, après le pacte germano-soviétique, tu t’engageras volontairement dès ta libération. Tu te sentais français, même si ta première demande de naturalisation avait été rejetée en 1933. La seconde le sera en 1940


Revenu à la vie civile, tu travaillais à la reconstitution de la « Main d’œuvre Immigrée » (MOI), l’organisation du parti pour les travailleurs non-Français. Tu y côtoyais Arthur London qui sera, lui aussi, résistant avant de devenir ministre en Tchécoslovaquie à la libération puis d’être victime des purges staliniennes, expérience terrifiante dont il tirera son récit « L’Aveu ».


La suite appartient à l’histoire.



Ton destin s’accélérera et, passé dans la clandestinité, tu occuperas diverses fonctions dans la Résistance communiste d’abord responsable politique de sa section arménienne, puis affecté, avec Mélinée au « Travail Allemand » (la propagande auprès des soldats de l’occupation, l’incitation à la désertion et la mise sur pied de filière d’exfiltration). Vous y collaboriez tous deux avec Mamigon et Knar Aznavourian, les parents de Charles Aznavour… Enfin, tu fus nommé commissaire politique des FTP-MOI de Paris en juillet 1943. En un peu plus de trois mois, tes groupes de combat réaliserons une trentaine d’attaques contre l’occupant, la plus marquante étant certainement l’exécution du général SS Julius Ritter responsable du STO en France.


Dès septembre, tu te savais repéré et surveillé. Tu demandas à quitter Paris et à te replier avec tes camarades vers la province. Mais la direction des FTP refusa. Vous étiez les meilleurs et les plus audacieux combattants FTP en région parisienne. Tu resteras, donc, à la tête de tes groupes jusqu’au 16 novembre 1943, au matin duquel tu seras arrêté à  la gare d’Evry Petit-Bourg, en compagnie de ton chef Joseph Epstein.


Tu as été abandonné à ton sort par ton parti, trahi par un de tes camarades, Joseph Davidovitch, commissaire politique des FTP-MOI qui ne résista pas à la torture. Mais ce sont bien des policiers français qui te traquèrent et t’arrêtèrent, toi qui voulais être Français mais auquel ce fut refusé. Ce sont des policiers français qui vous torturèrent sauvagement, toi et tes camarades. Pas des Allemands.


Mais une fois que ces bons Français vous eurent livrés à l’occupant, ce sont des Allemands qui mirent un point final à vos existences. La détention, le procès, l’inévitable condamnation à mort, « l’Affiche rouge » pour vous salir, et enfin l’exécution, au Mont Valérien. Le calvaire dura trois mois. Il s’acheva le 21 février 1944, il y a quatre-vingt ans jour pour jour.


Ce soir donc, la boucle est bouclée. Tu es mort, comme tu l’écrivais dans ta dernière lettre à Mélinée, « en soldat régulier de l’armée française de libération », et ce sont d’autres Français « par le sang versé », des légionnaires, qui vous ont amené au pied du panthéon, toi et Mélinée. Puis ce sont des Gardes Républicains qui vous y ont fait entrer, vous qui étiez traqués par la police française. Ces symboles t’auraient probablement fait sourire. Ils t’auraient aussi certainement, ému.


Que dire encore ? Cette magnifique cérémonie que vous avez attendu huit décennies marque définitivement la reconnaissance de l’apport des étrangers – Arméniens, Polonais, Italiens, Espagnols, Réfugiés juifs, apatrides… - à la libération nationale. Elle vous inscrit définitivement dans le grand roman national français, vous qui ne fûtes jamais vraiment oubliés mai qui n’occupèrent pas toujours dans notre histoire la place qui est la vôtre.  


La nuit est tombée sur Paris. L’heure est venue de vous dire au revoir, Mélinée et Missak, pardon « Michel » comme tu signas ta dernière lettre, indiquant ainsi à quel point tu te sentais français.


Au revoir mais pas adieu, car vous continuerez à vivre à nos côtés : « Le vrai tombeau des morts est dans la mémoire et le cœur des vivants ».


Dormez bien, Michel et Mélinée, dormez bien, vous les « vingt-et-trois qui criaient la France en s’abattant », dors bien Olga Bancic, toi qui fus guillotinée à Stuttgart car les nazis ne voulaient pas fusiller une femme. Et toi aussi, Joseph Epstein qui fus exécuté au Mont-Valérien sous un faux nom parce que, sous la torture, tu n’avais même pas révélé ta véritable identité.


Que la nuit vous soit douce.

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