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Un nouveau document illustre les tensions internes d'al-Qaïda

L’ESISC a découvert ces derniers jours un nouveau document mettant en lumière le profond malaise qui secoue al-Qaïda depuis la mort d’Oussama Ben Laden.

Le texte, d’une quinzaine de pages, a été « posté » sur le site de l’IWISC le 6 avril dernier et a donné lieu, depuis, à quelques commentaires sur les réseaux sociaux, notamment sur « Twitter ».

L’IWISC[1] – ou Islamic World Issues Study Center – n’est pas, comme son nom semble l’indiquer, un centre de recherche mais bien, plutôt, un site de propagande djihadiste proche de la sphère al-Qaïda.

Intitulé « Je suis un avertisseur nu »[2], il a été signé par Abu Bakr al-Zayla’i. Egalement connu sous le nom de « Ibrahim l’Afghan », al-Zayla’i avait été nommé, le 7 septembre 2008, Wali (« préfet ») du Jubaland et de Kismayo par l’organisation al-Shabaab[3]. Nous ne connaissons pas sa nationalité exacte, mais il pourrait être syrien ou somalien : le nom al-Zayla’i est assez répandu en Syrie mais également présent en Somalie où il renvoie à une grande famille d’érudits musulmans du dix-neuvième siècle. D’après les renseignements disponibles, il serait âgé d’une cinquantaine d’années. Il avait rejoint Abdullah Azzam[4] au Pakistan en 1979 et avait participé au premier djihad en Afghanistan. Il aurait, également, été proche de Mustafa Bin Abd al-Qadir Sitt Maryam Nasar, alias Bou Moussab al-Suri, un ressortissant espagnol (il a acquis cette nationalité par mariage) d’origine syrienne proche de Ben Laden et considéré comme un important théoricien du djihad[5].

Ibrahim l’Afghan fut ensuite envoyé en Somalie où il intégra l’Union des Tribunaux islamiques avant de participer à la fondation des Shabaab.

En tout état de cause, le texte est écrit dans un arabe classique très pur et très raffiné, ce qui indique non seulement une maîtrise parfaite de la langue mais également une réelle culture littéraire et une éducation de très bon niveau.

Considéré comme un « théoricien de la vieille école » d’al-Qaïda, a-Zayla’i a notamment publié plusieurs articles portant, par exemple, sur « la mort du djihadisme en Ethiopie »[6].

Pour l’essentiel, son nouveau texte constitue une charge sans merci contre la direction d’al-Qaïda dan la région (Somalie et Yémen) et une mise en cause indirecte de son nouveau chef, Ayman al-Zawahiri. S’il lui arrive de citer l’Afghanistan et les Taliban, «Ibrahim l’Afghan » se concentre sur la situation en Somalie et dans la corne de l’Afrique (Ethiopie et Kenya).

Il dénonce la dérive autoritaire de la direction d’AQ, son manque de respect pour les « combattants » et les abus contre leurs droits avant de souligner que cette situation limite fortement les capacités de recrutement et menace l’organisation toute entière.

« Nous avons frappé à plusieurs portes depuis plusieurs années, écrit-il, afin de chercher une solution à cette situation et de mettre l’organisation sur le bon chemin afin d’éviter le naufrage. Les voix des réformateurs se sont élevés en vain, plusieurs chefs soutiennent toujours les persécuteurs»[7]. C’est probablement cette incapacité à se faire entendre à l’intérieur de l’organisation qui explique qu’il porte aujourd’hui le débat sur la place publique.

Manifestement, à ses yeux, le risque que court aujourd’hui al-Qaïda vient moins de ses ennemis que de sa direction : « « Si, auparavant, la peur nous tenaillait de voir les fruits de notre djihad volés par des parties extérieures, aujourd’hui, on est conscient qu’une déviation interne pourrait provoquer la chute de ces fruits et leur perte à jamais ».

Il dénonce ainsi les prisons secrètes gérées par les chefs djihadistes : « Il y a plusieurs genres de prisons gérées par le Mouvement [Shabaab et AQ] comme les prisons de droit commun dans les wilayas et dont personne ne parle. Mais, il y a plusieurs prisons secrètes gérées directement par l’émir. Les autres chefs et les oulémas des moudjahidines ne sont pas autorisés à les contrôler. Celui qui entre dans ces prisons est considéré comme mort. Celui qui en sort est comme un nouveau né. Chaque jour, nous essayons de gérer les effets amers provoqués par l’existence même de ces prisons. En résumé, ce qui se passe dans ces geôles, en terme de violation des droits des prévenus, qui ne sont ni jugés ni condamnés, est horrible. »

Al-Zayla’i rappelle que plusieurs oulémas et dignitaires ont appelé à la fermeture de ces prisons ou à leur contrôle mais que ces demandes sont restées vaines : « Pire encore, le nombre de ces prisons a augmenté et la situation dans ces prisons est devenue plus obscure (…) Les réformateurs n’ont pas réussi à convaincre l’émir et à obtenir des informations sur ce qui se passe dans les caves secrètes et les cellules individuelles. Il n’y a aucun doute que les membres du mouvement ressentent un malaise après la révélation de l’existence de ces prisons secrètes bâties loin de leurs yeux. Ils ne savaient rien de la souffrance qu’endurent ceux qui y sont détenus. »

Outre les possibles divergences idéologiques et la paranoïa habituelle des organisations armées, cette répression interne à grande échelle trouverait son origine dans la jalousie des « petits chefs » et leur crainte de se voir supplanter par des dirigeants plus aguerris et plus légitimes : « La plupart des personnalités dont les noms figurent sur les listes des terroristes les plus recherchés pour terrorisme par les Etats-Unis, l’UE et les pays voisins sont aussi traqués, détenus, forcés à s’exiler ou marginalisés par le mouvement. Seuls certains échappent à cette situation. »

On notera que les combattants ne sont pas les seuls à encourir les foudres de la direction : « Plusieurs oulémas et prédicateurs ont été exclus de plusieurs sphères d’influence comme l’enseignement. Certains ont été interdits d’écrire et de publier. »

Passant à une critique plus large d’al-Qaïda, l’auteur souligne que depuis 2001, AQ « a perdu du terrain et n’est pas parvenue à créer un seul Etat islamique » tout en perdant, dans le même temps, « la sympathie de musulmans sincères et de tribus en Afghanistan comme au Yémen ».

L’une des conséquences de cette désaffection serait un tarissement du recrutement et la difficulté particulière de trouver des volontaires pour des « missions de martyre » (attentats suicides), d’autant que certains d’entre eux auraient été exécutés pour avoir refusé de commettre certaines attaques (par exemple, contre des mosquées).

Autre conséquence : malgré la présence de plusieurs dizaines de membres des Shabaab ayant crée des cellules locales au Kenya et en Ethiopie, AQ a été incapable d’étendre le djihad à ces pays, pourtant voisins de la Somalie et fortement impliqués dans le soutien au gouvernement légitime de Mogadiscio.

S’il évite soigneusement d’attaquer frontalement al-Zawahiri, Ibrahim l’Afghan le vise néanmoins indirectement quand il met en cause « l’autoritarisme et l’esprit dictatorial de plusieurs hauts cadres de l’organisation » et souligne la passivité du chef suprême face à ces dérives. Le résultat de cette déliquescence étant que de plus en plus de groupes régionaux ou locaux agissent de leur propre initiative, sans tenir compte des directives reçues.

Le texte se termine par un appel à al-Zawahiri afin qu’il intervienne pour éviter une guerre fratricide entre groupes djihadistes, qu’il ordonne l’arrêt des persécutions contre les combattants, qu’il force les Emirs concernés à fermer les prisons secrètes et qu’il privilégie la discussion pour régler les divergences internes.

Ce n’est certes pas la première fois qu’al-Qaïda est secouée par des tensions entre ses factions. La mouvance avait connu de pareils soubresauts lorsque Ben Laden avait critiqué les attentats contre les chefs tribaux et les anciens cadres du parti Ba’ath en Irak (qui avaient dégoûté nombre de volontaires étrangers et coûté à al-Qaïda en Irak la sympathie des tribus). La question de l’emploi des femmes dans le djihad, de la manière d’opérer à l’étranger, de la conduite du djihad en Afghanistan (notamment après la mort de Mustapha Abou al-Yazid, en 2010[8]) avaient provoqué bien des discussions et des échanges de courriers[9]. Mais, en général, ces affrontements restaient confinés au cercle des dirigeants et, éventuellement, étaient connus des membres les plus anciens de l’organisation. Il était rare qu’ils soient portés à la connaissance d’un plus large public. Et, par ailleurs, Oussama Ben Laden gardait une « légitimité » et une aura qui lui permettaient de trancher les conflits et d’être écouté par le plus grand nombre.

La démarche d’Abu Bakr al-Zayla’i semble indiquer qu’Ayman al-Zawahiri, connu de longue date pour ses penchants ultra autoritaires, son mode de direction cassant et son dogmatisme absolu, ne jouit plus du même statut. Un an après la mort de Ben Laden, al-Qaïda est peut-être en train de se rendre compte, qu’en acceptant de le porter à sa tête, elle a commis une erreur qui pourrait, à terme, lui être fatale.

[1] www.iwisc.net

[2] Dans certaines régions du Moyen Orient arabe, un homme qui veut attirer l’attention sur un problème grave sort de son village, s’en écarte et se dénude avant de clamer sa revendication.

[3] Communiqué des Shabaab annonçant sa nomination : http://124.217.238.120/b/details.php?item_id=1135&sessionid=8013c2e4b68af79e85b13ec9e2eeb73d)

[4] Universitaire et prédicateur radical d’origine palestinienne, ayant longtemps enseigné en Arabie Saoudite, Abdullah Azzam fut le mentor d’Oussama Ben Laden. Recruté par l’Inter Services Intelligence (ISI) pakistanais, il se vit confier la direction du MAK (Maktab al-Khedamat ou « Bureau des services » aux Moudjahidin) dont Ben Laden allait, plus tard, rassembler d’anciens membres pour fonder al-Qaïda. Il a été assassiné dans des circonstances mystérieuses, le 24 novembre 1989.

[5] Capturé en 2005 à Quetta et détenu dans une prison secrète de la CIA, al-Suri a ensuite été livré à la Syrie et emprisonné à Damas. Il aurait été libéré à la fin de 2011.

[6] En mai 2010.

[7] Page 6 du document.

[8] Connu aussi sous le nom de Cheïkh Saïd al-Masri, al-Yazid, né au Caire en 1955, avait été désigné chef d’AQ en Afhganistan en août 2007. Il a été tué par un drône le 21 mai 2010 au Waziristan.

[9] Voir, notamment : The Osama Bin Laden Files: letters and documents discovered by SEAL Team Six during their raid on Bin Laden’s Compound, avec une introduction et une analyse du Combating Terrorism Center, New York, Skyhorse Publishing, 2012.

Publié sur www.esisc.org

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