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En Iran, ne prenons pas nos désirs pour des réalités…


Depuis plus d’une semaine, maintenant, l’Iran est le théâtre de manifestations défiant le pouvoir. Mais malgré ce que l’on peut lire ici ou là, ce n’est pas tant d’une contestation politique et d’un combat pour plus de démocratie qu’il s’agit mais plutôt d’une révolte populaire, peu structurée, sans dirigeants et motivée par la situation économique du pays, l’appauvrissement de la population et la corruption du régime.

Et en fait, c’est peut-être plus grave.

Rien à voir a priori, donc, avec la dernière vague de contestation qui avait secoué le pays, ce fameux Mouvement vert du printemps 2009. A l’époque il s’agissait, essentiellement pour la jeunesse urbaine et les étudiants, souvent issus de familles des classes moyennes ou supérieures de protester contre les élections qui avaient permis à Mahmoud Ahmadinejad de se maintenir au pouvoir, en partie par la fraude et de soutenir son challenger, le réformateur Mir Hossein Moussavi (maintenu en résidence surveillée depuis 2011). Les protestations se concentraient alors à Téhéran et dans les grandes villes, le cœur de la révolte était l’université de Téhéran. Les unités anti-émeutes de la police ayant rapidement été débordées, le régime avait fait donner sa garde prétorienne, le Bassidji (Niruyeh Moghavemat Basij ou « Force de mobilisation de la résistance »), une milice paramilitaire de réserve forte de plusieurs millions d’hommes créée par l’ayatollah Khomeiny en 1979. Au moins 150 personnes avaient été tuées par des tirs à balles réelles, plusieurs milliers d’autres arrêtées et, selon diverses organisations de défense des droits de l’homme, plusieurs dizaines de contestataires auraient été exécutés (Amnesty International avance même le chiffre de 115 exécutions) après des simulacres de procès. La plupart des détenus avaient été torturés et des centaines de jeunes gens avaient été violés dans les geôles des Mollahs.

Le Figaro rappelait il y a quelques jours, sous la plume de l’excellente Delphine Minoui (Prix Albert Londres 2006) qu’à l’époque, Saeed Ghassemi, un vétéran des Gardiens de la Révolution avait déclaré « il y aura raison de s'inquiéter le jour où le sud populaire de Téhéran se réveillera et retirera son soutien au Guide Suprême, l'ayatollah Khamenei ».

C’est peut-être, précisément, ce qui est en train de se produire.

Pour bien comprendre la situation, il faut, d’abord, tenter de bien comprendre ce qu’est le régime iranien, en dehors de toute propagande et de tout discours réducteur. Il ne s’agit pas, comme le veut sa caricature, d’une « dictature » (au sens, par exemple que l’on donne à ce mot en Amérique du sud : le pouvoir sans limites et partage d’une poignée d’homme sur une société entière). Ce serait beaucoup trop simple : l’Iran, pour antipathique et sinistre que soit le pouvoir, est un Etat fort, certes, et ultra-répressif, mais certaines plages de liberté politique y subsistent, comme on le voit régulièrement au moment des élections : certes, celles-ci sont souvent truquées et des candidats se voient régulièrement interdire de se présenter, mais elles donnent lieu à de véritables débats autour de vrais programmes. Et, au-delà de cette réalité, le régime des Mollahs bénéficie aussi d’une réelle base populaire, ce que font semblant d’ignorer ceux qui nous vendent l’image d’un « simple » Etat totalitaire. Dans les campagnes et les classes pauvres, d’abord, qui ont été favorables au régime depuis le début, dans le clergé bien entendu – l’une des causes de la chute du Shah (mais pas la seule) avait été de tenter de rogner les avantages matériels de cette caste – , auprès de tous ceux qui se reconnaissent dans la rigueur conservatrice du système, entre autres en ce qui concerne les mœurs et le statut de la femme, et, enfin, auprès de ceux qui bénéficient d’avantages divers. Le Bassidji, que j’évoquais ci-dessus, compterait (il ne s’agit, en l’absence de chiffres vérifiés que d’estimations) entre 4 et 10 millions de membres : que l’on prenne l’estimation basse et on peut en conclure, en tenant compte des familles de ces « réservistes » que rien que cette milice garantit, à elle seule, au gouvernement entre 10 et 20 millions de soutiens (sur un peu plus de 82 millions d’Iraniens).

C’est également un système dans lequel existent plusieurs centres de pouvoirs, souvent concurrents et des tendances politiques qui vont des ultra-conservateurs aux réformateurs modérés. C’est d’ailleurs ce qui explique que l’un de ces réformateurs modérés, Hassan Rohani, ait pu être élu Président de la république à deux reprises : en 2013 (50,7% des voix) et en 2017 (57% des suffrages). Les deux fois dès le premier tour. Le système étant ce qu’il est, et quelle que soit la sincérité de sa volonté de changement, M. Rohani, cela étant, sait qu’il joue une partie serrée : il n’est que le deuxième personnage de l’Etat, derrière le Guide suprême de la Révolution islamique, le conservateur Ali Khamenei et chacun de ses gestes est étroitement contrôlé par le Conseil des Gardiens, une instance de 12 membres chargée de vérifier la conformité des lois et présidée par l’ultra-conservateur Ahmad Jannati. Il y a quelques années, mon collègue et ami André Fontcouberte avait longuement évoqué cette complexité dans un ouvrage qui reste d'actualité...

Quant au mouvement actuel il n’est parti ni de l’université de Téhéran ni des grandes villes ni des enfants des classes moyennes ou des « élites » libérales : il est né en province et rassemblait essentiellement, à ces débuts, chômeurs, ouvriers non payés, laissés pour compte et déçus par les promesses non tenues du régime. Il ne soutient pas le président réformateur mais l’attaque au même titre que le guide suprême et les autres centres de pouvoirs. Il est, aussi, beaucoup plus violent que la révolte de 2009. Ce qui l’a provoqué, pour l’essentiel, c’est l’inflation, l’effondrement d’un système bancaire et financier vérolé largement aux mains des « fondations » (les Bonyad) qui soutiennent le régime : non seulement les classes populaires n’ont pas perçu les dividendes espérés avec la fin des sanctions mais elles ont vu s’envoler en fumée, quand elles en avaient, leurs maigres économies. Elles ont pu constater, en revanche, que, pour les dirigeants et leurs familles, tout se passait bien. Les slogans les plus entendus dénoncent d’ailleurs, pêle-mêle, la corruption, le clientélisme ou la vie chère. Ce n’est pas tout à fait par hasard que les succursales bancaires figurent au premier rang des cibles principales des émeutiers…

C’est cette frustration sociale qui sous-tend le mouvement. Si celui-ci perdure et se développe sans être écrasé dans le sang, rien n’assure donc qu’il débouche sur une démocratisation réelle du pays. On peut l’espérer mais elle est loin d’être certaine. Il est même possible que les conservateurs tirent leur épingle du jeu en expliquant que tout est de la faute du Président Rohani. Du reste, certains à Téhéran estiment que le mouvement a été suscité par ces mêmes conservateurs qui souhaitaient profiter de la crise pour balayer le Président…. Signe de la confusion qui règne : beaucoup des protestataires de 2009, qui, eux, réclamaient la démocratie, ne se mêlent pas aux manifestations tandis que certains de leurs dirigeants de l’époque ont purement et simplement dénoncé le mouvement et sa violence.

Du côté du sommet de l’Etat, cependant, les divisions se creusent. Les armes ont déjà parlé et au moins une vingtaine de personnes ont été tuées depuis une semaine. Le Président Rohani déclarait à la télévision d’Etat, au soir du 30 décembre que le peuple avait le « droit » de manifester et de critiquer le gouvernement mais « sans utiliser la violence… » Lors du Conseil des ministres il aurait même souligné qu’il fallait « créer les conditions pour la critique, les protestations légales, y compris des manifestations et des rassemblements légaux. C'est le droit du peuple ». Les conservateurs, pendant ce temps, se bornent, comme à leur habitude, de dénoncer un « complot » de l’étranger. Ils ne citent pas de noms, mais les usual suspects sont connus : au choix les Etats-Unis, Israël ou l’Arabie Saoudite. Voire les trois à la fois.

Voilà où nous en sommes. On peut et doit, évidemment, souhaiter que de cette crise sorte un véritable progrès. Mais on est autorisé à en douter.

Un dernier mot pour ceux qui prennent leurs rêves pour des réalités (et s’extasient, sur les réseaux sociaux sur des images de jeunes femmes arrachant leur voile qui n’ont rien à voir avec la crise actuelle) ou jouent à la révolution avec la peau des autres. Je comprends que ce que je viens d’écrire va les décevoir. Ils m’accuseront peut-être d’être vendu aux mollahs. Grand bien fasse, mais quitte à les décevoir, je leur rappellerai qu’il y a quelques années, j’ai commis un petit livre qui était tout sauf favorable à la révolution iranienne. Il s’appelait « L’Iran, un Etat Terroriste ? ». Tout un programme. Sept ans plus tard, je n’en retranche pas un mot : mon seul but dans ce modeste « papier » était de souligner que, dans l’Orient compliqué, les choses sont souvent moins claires et tranchées qu’elles ne paraissent.

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