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Facteur humain, logistique défaillante : les grandes fragilités de l’armée russe en Ukraine


(Ce texte est le développement d’une interview donnée initialement au média online « L-Post », le 3 mars 2022 et que l’on trouvera sous ce lien : L’armée russe serait-elle un tigre de papier ?)


Une semaine après le début de l’invasion russe de l’Ukraine, les choses ne semblent pas exactement se passer comme prévu pour l’armée russe. J’ai commencé à observer l’armée et les services de sécurité russes (soviétiques à l’époque) en 1981, rencontrant de nombreux cadres militaires mais aussi des officiers du KGB puis du SVR et du FSB qui lui ont succédé à la chute de l’URSS et de proches conseillers des présidents Gorbatchev, Eltsine et Poutine. Essai d’explication basé sur ma connaissance du dossier…


Tout d’abord, une évidence : il faut être très prudent lorsque l’on tente d’analyser la puissance militaire russe et son utilisation. Avec environ 900 000 soldats dont la moitié de professionnels, près de deux millions de réservistes, 12 000 blindés, 4 000 avions etc, l’armée russe est en effet toujours dans cette « culture de l’effet de masse » héritée de l’ère soviétique et de la stratégie du « rouleau compresseur ».


Mais quand on regarde les choses de plus près, ce qui n’est pas facile car Moscou communique évidemment peu sur cet aspect des choses, on constate que côté équipement, les choses sont moins évidentes : une partie importante des matériels est vieille de plusieurs décennies, au moins la moitié des blindés est hors d’usage ou sert de réservoir de pièces détachées et seuls 30% des avions de chasse sont d’une génération contemporaine qui leur permettrait d’affronter, par exemple, les "F35" américains ou les "Rafale" français. Et si on en vient à la formation, l’armée russe rencontre les mêmes problèmes que les armées occidentales dans lesquelles, par exemple, au moins 20% des pilotes de chasse ne sont pas aptes aux missions de guerre faute d’expérience et d’un nombre d’heures de vol suffisant….

Certes des progrès réels ont été enregistrés après la mise en œuvre du programme de réformes militaires annoncé le 14 octobre 2008 et qui devait s'étaler sur 12 ans en trois phases, mais les changements sont d'une telle ampleur qu'ils ne peuvent que mettre du temps à faire sentir leurs effets.


Malgré les faiblesses que j’ai rapidement esquissées, cette armée demeure, évidemment, une puissance formidable et, en tout état de cause, infiniment plus importante que l’armée ukrainienne. Pour ce qui est de l’Ukraine, ce qu’on constate depuis plusieurs jours, ce sont des problèmes de deux ordres : logistiques d’abord et ensuite humains et relatifs au moral et à la combativité de la troupe. S’y ajoute, probablement, un certain flottement au niveau du commandement supérieur.


Mais il faut relativiser ces « problèmes » que l’on nous décrit sur le terrain : nous ne connaissons pas les buts de guerre réels de Vladimir Poutine et, je sais que c’est difficile à admettre, mais il est évident que les Russes, jusqu'à jeudi soir, retenaient encore leur force


Une force « retenue » ?


Ce jugement peut choquer, bien entendu, mais il est objectif.


La guerre n’a jamais été et n’est pas plus aujourd’hui une promenade de santé. Et cette « guerre zéro mort » que l’on nous a vendu dans le passé est un mythe. Alors, évidemment, on ne fait plus la guerre comme en 40-45, quand on pouvait raser des villes entières en une nuit dans l’indifférence générale, mais enfin, les Russes ont aujourd’hui, en Ukraine, la supériorité aérienne (situation caractérisée par la présence d’une faible opposition récurrente) et même, dans certaines zones, la suprématie aérienne (contrôle totale et interdiction de l’opposition). A coups de bombardements et de tirs de missiles ou autres bombes dites « thermobariques , ils pourraient raser des quartiers entiers et les morts se compteraient peut-être par milliers. Ce n’est, heureusement, pas le cas. Comprenez-moi bien, je ne dis pas qu’ils se retiennent par humanisme. C’est évidemment un calcul politique. La Russie est aujourd’hui isolée de la plus grande partie du monde et ne jouit que de quelques soutiens : Biélorussie, Birmanie, Cuba, Venezuela. Sans leur faire injure, ces pays-là, stratégiquement, n’ont aucune importance. Mais il y en a qui compte : la Chine, qui reste dans une prudente neutralité, Et là, les choses sont différentes : si les morts civils se comptaient demain par milliers, Pékin devrait sortir de sa réserve et n’aurait d’autre choix que de condamner Moscou. Or, face aux sanctions internationales qui vont continuer à s’accumuler et à monter en puissance, Moscou a besoin de la Chine pour rompre son isolement et relancer, demain, son économie


Quels buts de guerre ?


Connaître le(s) but(s) de guerre de l’adversaire est fondamental. Car c’est ce but, « l’effet Final Recherché », ou EFR qui permet d’apprécier sa tactique.


Si, en Ukraine, l’EFR est de contrôler totalement le pays et de décapiter sa direction, la prise de Kiev est un objectif tactique majeur, et dans ce cas, tout retard à la chute de la capitale est un problème réel.


Mais si l’EFR est une partition du pays, avec la Russie qui contrôlerait le Donbass et établirait une continuité territoriale avec la Crimée en prenant possession du sud-est ou si le but est plus large et de pousser, toujours dans le sud, jusqu’à la frontière moldave pour faire la jonction avec la Transnistrie et couper le reste de l’Ukraine non seulement de son accès à la Mer d’Azov, mais surtout à la Mer Noire et d’en faire un pays enclavé, alors la prise de Kiev n’est pas nécessaire et tout ce qu’on nous dit sur cette colonne de 60 kilomètres aujourd’hui paralysée n’est que du « brouillard de guerre ». Mais cela, à l’heure actuelle, seuls le savent Vladimir Poutine et son plus proche entourage. Ce n’est que le développement des opérations sur le terrain qui nous montrera quel est le point d’application de l’effort principal et qui nous permettra d’en déduire quel est l’EFR réel du Kremlin….


Une logistique défaillante


Les problèmes logistiques sont récurrents dans l’armée russe qui fait parfois figure de colosse aux pieds d’argile. Ici, apparemment, c’est l’approvisionnement en essence et en ravitaillement journaliser pour les soldats qui pose problème.


Depuis 2016, a été lancée la mise en place de 24 ensembles de production et de logistique qui devraient remplacer les 330 installations préexistantes et qui sont cofinancés par l'Etat russe et le secteur privé avec une garantie partielle de l'Etat. Le nouveau système devait être opérationnel en 2020, mais il rencontre manifestement encore des problèmes.


Il faut savoir que suivant son âge, son poids, sa vitesse et la nature du terrain, un blindé consomme entre 300 et 500 litres de carburants aux 100 kilomètres. En clair, si vous alignez 100 chars pour faire 100 kilomètres il vous faut entre 3 millions et 5 millions de litres de carburant.


Un soldat lui, pour être au mieux de sa forme, doit faire trois repas par jour. Donc, 10 000 soldats cela représente plus de 200 000 rations sur une semaine. Faites le calcul. Ces millions de litres de carburant et ces centaines de milliers de rations, sans compter les munitions, les armements de remplacement et le matériel médical doivent être produits, conditionnés et acheminés vers les lignes arrières du front. Tâche titanesque qui, manifestement, connait de nombreux ratés.


Ajoutez à ces réalités logistiques que le terrain entre la frontière russe et Kiev ne permet pas aux véhicules lourds – blindés ou transports de troupe de circuler hors-route. Dans le mode de progression classique choisi, soit une colonne s’étirant en longueur, il suffit donc de détruire quelques véhicules en début de colonne, ou qu’ils tombent en panne, et tout s’arrête dans un inextricable chaos. C’est peut-être ce qui peut se passer pour le moment. Manque d’essence et destructions expliquent l’immobilisation de certaines colonnes de véhicules et le manque de nourriture explique les pillages auxquels se livrent manifestement les soldats russes un peu partout.


Des tiraillements au sommet?


Depuis quelques jours, des rumeurs nous reviennent de nos sources russes et autres et font état d’une crise au sommet de l’état-major. Il y aurait de fortes tensions entre le général Valéry Guerassimov, chef d’état major et Vladimir poutine. Le second reprocherait aux chefs militaires de mal gérer la logistique et de prendre du retard sur les plans prévus tandis que certains militaires de haut rang, de leur côté n’approuvent pas la menace de l’utilisation de l’arme nucléaire par Poutine, dimanche dernier. Ces tensions sont-elles réelles ? Impossible de le confirmer. Menacent-elles Vladimir Poutine. Pas pour le moment : son contrôle sur les « ministères de force », comme on dit à Moscou et sur l’Etat profond est absolu. Mais si la situation s’enlisait, son autorité serait certainement fragilisée….


Enfin, l’éternel facteur humain…


Le "facteur humain" est sans doute, à terme, le problème fondamental qui menace l’offensive russe.


Les conscrits et les hommes de troupes n’ont jamais été bien traités dans l’armée russe. Ils sont méprisés par leurs officiers, subissent des bizutages, de la violence. Il y a même des meurtres et, chaque année, de très nombreux suicides. Ce n’est pas nouveau et, même si les choses se sont améliorées ces dernières années, les tensions restent très fortes.


Mais le principal n’est pas là. Le principal c’est que les soldats russes ne se trouvent pas face à des Tchétchènes ou à des Syriens mais à des Ukrainiens, c’est-à-dire à des gens qui, culturellement, « ethniquement » sont très proches d’eux. Il s’agit de deux peuples slaves dont l’histoire est entremêlée ; on ne compte pas le nombre de mariages « mixtes », de Russes ayant des parents, frères, sœurs ou cousins « de l’autre côté ». Bref, la guerre en Ukraine n’est comparable ni à la guerre en Afghanistan ni à la guerre en Tchétchénie : ici, ce sont deux peuples slaves qui s’affrontent. Une situation certainement difficile à vivre pour les soldats russes.

Ajoutons à cela qu’il ressort des premiers interrogatoires de prisonniers de guerre russes qu’on leur a dit qu’ils partaient « en manœuvres ». Et là, du jour au lendemain, ils se retrouvent à devoir tirer sur ceux qu’on leur présente depuis toujours comme des « frères slaves ».


Pire encore : en annonçant son « opération spéciale » en Ukraine, Vladimir Poutine a même dit que son armée allait « libérer » les Ukrainiens. Jeudi encore, il martelait que Russes et Ukrainiens sont des "peuples frères".


Or que font les Ukrainiens ? Loin d’accueillir les Russes en libérateurs, ils résistent et se battent. Pour nombre de soldats et d'officiers, c’est difficile à comprendre. Si la guerre s’enlise et que les combats se prolongent, ils deviendront de plus en plus durs et ce « facteur humain » jouera alors à fond et détruira le moral des soldats. L’information reste à vérifier, mais il semblerait que des unités entières aient déjà baissé les armes ou arrêté de progresser pour ne pas avoir à tirer sur les civils désarmés qui leur faisaient face. On signale également des sabotages, commis par ces mêmes soldats, visant à immobiliser leurs propres convois. Si ces informations sont vraies et ne relèvent pas du « brouillard de guerre », elles sont révélatrices d’un état d’esprit qui se détériore à grande vitesse.


On peut penser que ceux qui appartiennent aux troupes d’élites, les « Spetsnaz » (forces spéciales) et les troupes aéroportées seront moins affectées, mais ce n’est pas certain : à côté du « nationalisme russe » qui peut inciter les combattants à aller jusqu’au bout de leur engagement, existe une très forte identité slave qui, elle, agira à contre-sens.


Pour cette raison aussi, le temps joue contre Vladimir Poutine…


Une guerre perdue ?


Militairement, il est évident que la Russie peut l’emporter. Surtout si elle frappe plus durement, et le bombardement de la centrale nucléaire de Zaporizhzhia, dans la nuit de jeudi à vendredi, ainsi que la multiplication des frappes contre les civils, jeudi, semblent indiquer que c’est le cas. Mais "politiquement", je l’ai déjà dit, la Russie a déjà perdu.


La victoire militaire est possible en y mettant le prix, avec de lourdes pertes de chaque côté. Mais même si cette victoire militaire est remportée, l’armée russe devra alors faire face à une guerre « du faible au fort » dans laquelle les Ukrainiens utiliseront la guérilla et pourront même infliger des coups sévères aux Russes en utilisant les armements que nous sommes en train de leur livrer, entre autres les missiles « blindicides » et anti-aériens. Une sorte « d’Afghanistan Bis », mais à 2 000 kilomètres de Paris et dans le monde slave. Difficile à gérer pour la propagande russe.

Coupé du monde, le Kremlin ne peut mettre en œuvre (à l’exception de cyberattaques) la guerre « sans contact » dont elle rêvait, qui repose largement sur la guerre de l’information, l’influence et la propagande : personnes ne croit à la "dénazification" de l’Ukraine et les principaux moyens d’influence russes, comme la télévision "Russia Today" ou l’agence "Sputnik" ont été bannis d’Europe. Dès lors comment répandre le narratif qui « justifierait » l’invasion ?


C’est pour ces raisons, surtout, que, quelque soit le sort des armes sur le terrain, Moscou perdra politiquement et donc, à terme, stratégiquement.


Nous avons bien vu, depuis soixante ans, en Algérie, au Vietnam, en Afghanistan que dans la guerre du faible au fort qui oppose un peuple à un envahisseur puissant, la suprématie militaire ne suffit pas. Il faut encore convaincre. Et cela, aujourd’hui, c’est impossible.

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