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Pourquoi un affrontement direct (et non-nucléaire) entre la Russie et l’Otan est possible


L’une des craintes soulevées par la guerre déclenchée en Ukraine par Moscou est de la voir déborder des frontières ukrainiennes et embraser l’Europe centrale, ouvrant la voie à une guerre ouverte entre l’Otan et la Russie.


C’est évidemment cette possibilité qui, dès le début – et même avant le déclenchement des hostilités, le 24 février dernier– a amené les responsables occidentaux à répéter sur tous les tons qu’aucun soldat de l’Otan ne serait déployé en Ukraine. Et c’est la même possibilité qui empêche l’Alliance atlantique d’accéder à la demande du président Volodymyr Zelensky de décréter une "zone d'exclusion" dans le ciel ukrainien. Une telle zone n’aurait évidemment aucun sens si on ne se donnait pas les moyens de la faire respecter: donc les avions de l’alliance seraient face à ceux de la Russie et nous serions, de facto, en guerre avec Moscou.


Cette guerre directe, l’Otan, à raison, n’en veut pas. Est-elle pour autant impensable ? Certes non, mais si elle se déclenche ce sera soit par la décision de la Russie soit suite à un enchainement de circonstances sur le terrain.


L'impossible guerre nucléaire


On entend dire, depuis le 24 février, qu'une telle hypothèse est impossible à envisager parce que ce conflit serait, ipso facto, une guerre nucléaire. Or, serait elle obligatoirement nucléaire ? Non!


En fait, un affrontement conventionnel (et donc sans emploi des armes nucléaires) entre la Russie et l’Otan, limité à la fois dans l’espace et dans le temps est tout à fait envisageable.


D’abord, même si les circonstances sont différentes, il existe un précédent, celui de la guerre de Corée (1950-1953), largement oubliée aujourd’hui. Moment particulièrement brulant de la « Guerre froide », la Guerre de Corée vit s’affronter d’un côté une vaste coalition occidentale emmenée par les Etats-Unis et à laquelle participaient entre autres la France, le Canada, l’Australie, la Belgique, l’Afrique du sud et même le Luxembourg et les Philippines et de l’autre côté des troupes nord coréennes renforcées par des armées chinoises et russes : au moins 250 000 soldats chinois et 72 000 soldats russes participèrent directement au conflit. Or, alors que les Etats-Unis disposaient de l’arme nucléaire depuis 1945 et que c’était également le cas de l’URSS depuis le 29 août 1949, à aucun moment (malgré certaines menaces américaines), ce conflit ne dériva vers une confrontation nucléaire. A l’époque, pourtant, on ne parlait pas encore de « dissuasion » et on pouvait donc envisager une utilisation « limitée » de cette arme qui avait ses preuves (ceci est un constat factuel, pas un jugement moral…) en août 1945 en obligeant le Japon à capituler. Mais ce ne fut pas le cas.


Depuis, bien entendu, les conditions ont radicalement changé et tout un chacun est aujourd’hui conscient qu’un conflit nucléaire serait catastrophique. Les armes nucléaires modernes sont essentiellement des armes anti-cités et leur emploi viserait à « décapiter » l’ennemi en détruisant ses centres de commandement et ses principaux sites économiques et industriels tout en lui infligeant des pertes humaines massives. Destructions et pertes seraient de ce niveau "inacceptable" sur lequel repose l’idée même de dissuasion. Même si l’on sait que les Russes (et probablement les Américains) ont également développé un arsenal d’armes nucléaires « tactiques » pouvant être employées sur le champ de bataille, "la Bombe" reste donc bien, que ce soit pour l’Otan, pour la France (dont l’arsenal est entièrement indépendant de l’Otan et rajoute donc à l’équation nucléaire un facteur d’incertitude qui pèse lourd) et pour la Russie une arme "de non-emploi" : le feu nucléaire est conçu pour ne jamais être utilisé.


Mais si l’on part du principe que l’arme nucléaire ne sera pas utilisée, rien n’interdit de penser qu’un conflit conventionnel, lui, reste possible entre la Russie et l’Occident.


En 2015 et 2016, le général Mark Milley, alors chef d’état-major de l’U.S. Army (il est aujourd’hui Chef d’état-major de l’ensemble des forces US) déclarait ouvertement que l’idée d’une guerre avec la Russie n’avait rien d’impossible.


Trois scénarios


Je l’ai souligné, l’initiative d’un tel conflit ne viendra pas de l’Otan. Alors, quels sont les scénarios possibles ?


Un constat d’abord, tous ses scénarios ne peuvent s’inscrire que dans le contexte d’un conflit qui perdure et s’enlise avec une incapacité pour les forces russes à remporter des victoires décisives et à imposer les conditions édictées par Vladimir Poutine. Les scénarios deux et trois impliquent de surcroît une certaine perte du contact avec la réalité de la haute hiérarchie russe. Ou un certain désespoir résultant du fait que Moscou comprend que ses calculs ont échoué et jouant son va-tout de manière à imposer une sortie de guerre qui ne lui soit pas trop défavorable.


1- Le scénario « accidentel »


La guerre continue à s’enliser et les livraisons occidentales d’armes (entre autres anti-aériennes) à la résistance ukrainienne s’intensifient. La Russie multiplie les frappes sur les villes de l’ouest ukrainien (comme elle l’a fait sur la base de Yaroviv dans la nuit du 12 au 13 mars ou sur l’aéroport de Lvov dans la nuit du 17 au 18 mars) pour perturber ou empêcher cet approvisionnement. Accidentellement, la Pologne est touchée par des missiles russes et l’Otan riposte, ce qui produirait un engagement probablement assez court, le temps que chacun fasse un pas en arrière.


2- Le scénario des « frappes punitives » (ou "dissuasives")


Même situation mais les livraisons de missiles « Stinger », de « Javelin », de systèmes anti-aériens divers et de drones enlèvent la supériorité aérienne (actuellement on parle bien de « supériorité » et non de « suprématie » aérienne russe) font peser sur les forces russes une pression insupportable. Moscou décide de mener une série de frappes « punitives » ou « d’avertissement » sur la Pologne de manière à faire cesser ces livraisons. On serait ici dans l’hypothèse d’un conflit de durée moyenne.


3 – Le Scénario de la rupture stratégique


Ce troisième scénario est, de loin, le plus inquiétant...


Dans quelques mois, la guerre continue sans aucune perspective de victoire pour le Kremlin et la Russie est laminée par les sanctions. Vladimir Poutine décide alors de jouer son va-tout et d’imposer un statu quo : il attaque délibérément la Pologne (et éventuellement la Roumanie, la Hongrie et la Slovaquie de manière à fonder un nouveau statu-quo en Europe centrale et la création d’une une « zone tampon » démilitarisée qui lui permette de se « protéger ». Des variantes sont possibles : attaques des pays baltes au nord-ouest, tentative de « désenclaver » Kaliningrad, création d’un « abcès de fixation » dans les Balkans où Moscou soutiendrait les forces de la « Repubklika Serbska » de Bosnie en vue d’empêcher ce pays d’adhérer à l’OTAN. On remarquera que ce vendredi 18 mars, l’ambassadeur russe à Sarajevo, Igor Kalabuhov déclarait : «Nous sommes pour ce que la Bosnie-Herzégovine décide. Si un jour elle décide d'être membre de quoi que ce soit, c'est une affaire intérieure. Mais une autre raison et une autre chose (est) notre réaction. Nous avons montré avec l'exemple de l'Ukraine ce à quoi nous nous attendons. Nous allons réagir en cas de menace», Dont acte.


Sortir du conflit sans recours au nucléaire


Dans ces trois cas, le conflit en cours changerait évidemment totalement de nature et l’on serait bel bien dans un contexte de »troisième guerre mondiale », mais toujours non nucléaire, pour les raisons expliquées ci-dessus.


Au vu des difficultés énormes rencontrées par l’armée russe en Ukraine, on peut penser, à bon droit, que la Russie n’a aucune chance de remporter un conflit conventionnel face à l’OTAN.


Mais se pose alors la question de l’ampleur de la riposte occidentale : il faudrait tout à la fois qu’elle soit assez massive et assez forte pour faire reculer la Russie et imposer des négociations qui assurerait la sécurité régionale pour les décennies à venir, mais sans que Moscou se sente menacé dans son existence, ce qui pourrait entraîner le recours à l’arme nucléaire et là, clairement, on serait au bord de ces « pertes inacceptables » que chacun souhaite éviter. Equation particulièrement complexe face à un pays que son histoire a rendu (parfois assez légitimement) "paranoïaque" et qui serait, en toutes hypothèses, au bord du gouffre.

On me dira, bien sûr, qu’il ne s’agit que de scénarios, d’hypothèses, de vaines cogitations. Certes, mais bien peu nombreux étaient ceux qui, le 23 février, auraient pensé que l’armée russe allait se lancer, dès le lendemain, dans l’aventure que l’on sait.


Pacifiste et détruite par deux conflits mondiaux terrifiants, l’Europe se refuse depuis 1945 à penser la guerre (du moins sur son sol) comme un moyen de régler des conflits politiques. On voit aujoud'hui que ce n'est pas le cas de notre redoutable voisin de l'Est.... Or, si la guerre en Ukraine nous impose un obligatoire réarmement militaire, elle doit également s’accompagner d’une remise à plat nécessaire de notre vision stratégique.

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