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Images de Pékin : une petite fille meurt et la Chine doute d’elle-même

En chine pour quelques jours, je suis confronté aux espoirs, aux rêves et aux tourments d’une société qui, près de trente ans après le début des réformes, continue à être en pleine mutation. Les quelques chroniquées que je consacrerai à ce voyage dans les jours à venir n’ont d’autre prétention que de mettre en relief certains incidents ou certaines informations qui permettront d’approcher différemment la réalité chinoise. Tout le monde sans doute a vu ces images qui, il y a une semaine, passaient en boucle sur les chaînes d’information permanente. Elles sont terribles. On y voit une petite fille, jolie comme une poupée gambader au milieu d’une rue de Foshan (une ville de la province de Guangdong, dans le sud du Pays, non loin de Canton et connue depuis des siècles pour la qualité de sa porcelaine). Soudain, la petite poupée lève les bras dans un geste de terreur. Ce sera son dernier geste conscient : elle fait face à une camionnette qui sans même freiner, la renverse. Elle restera au sol durant 7 longues minutes, et 18 personnes passeront à côté d’elle ou la contourneront sans lui prêter secours. Un camion roulera même sur son petit corps. C’est une chiffonnière courbée par l’effort qui finira par la mettre à l’abri et par prévenir ses parents. Une caméra de sécurité a filmé toute la scène. Insupportable. La petite Yue Yue, c’était son nom, est morte à l’hôpital militaire de Canton, vendredi dernier, sans avoir repris connaissance. Et c’est sans doute mieux pour elle : son cerveau était irrémédiablement endommagé. Depuis, la Chine s’interroge et se livre à une intense introspection : le visage de la petite martyre de l’indifférence a fait la une des journaux, et est passé sur toutes les télévisions. A l’université de Liaosheng (province du Shandong), et dans d’autres établissements, des étudiants se sont rassemblés pour prier pour l’enfant. Des centaines d’articles ont été écrits, des débats lancés. Comment en est-on arrivé là ? Comment éviter qu’un tel drame se répète ? Faut-il passer une loi, faisant de la « non assistance à personne en danger » un délit, comme c’est le cas dans tous les pays modernes ? Les Chinois sont divisés. Mais surtout, ils essaient de comprendre. L’explication la plus généralement admise est que personne n’a bougé parce que, ces dernières années, plusieurs citoyens ayant porté secours à des victimes d’accident ont été accusés d’avoir été mêlés à celui-ci et condamnés à de très importants dommages et intérêts. Il est certainement vrai que cela a pesé dans la décision de ceux qui se lâchement abstenus. Mais ce n’est sans doute pas tout. Osons deux explications complémentaires, qui tracent le cadre général de cette tragédie. D’abord, certainement, il y a la course à l’argent. Depuis que Deng Xiaoping a lancé son célèbre « enrichissez-vous ! », au début des années quatre-vingt, la Chine a prodigieusement changé. Des centaines de millions de personnes ont vu leur vie évoluer à un point inimaginable en Occident. Des centaines de millions d’autres se pressent maintenant à la porte des villes, avides de faire partie de cette aventure, et d’accéder à un bonheur qui réside entre autre dans la capacité de consommer. Au point de se tuer au travail. Littéralement. Les chinois venus des campagnes et qui envahissent de plus en plus les villes enchaînent parfois deux ou trois métiers pour offrir le début d’une meilleure vie à leur famille. Certains n’hésitent pas à travailler dans des mines illégales ou des usines qui où n’existent aucune condition de sécurité. Les accidents industriels sont quotidiens et font des milliers de victimes chaque année. Cette frénésie explique sans doute pourquoi les parents de la petite Yue Yue (qui était par ailleurs bien habillée et insouciante, ce qui démontre qu’elle était choyée) ont laissé une fillette de deux ans jouer dans la rue sans surveillance, chose inconcevable dans une société ou la cellule familiale est tout et où l’enfant est objet de vénération. Surtout dans un contexte qui reste fortement marqué par la politique de l’enfant unique. La réponse est sans doute là : ils ne la surveillaient pas parce qu’ils s’échinaient à gagner les quelques Yuan qui devaient leur permettre d’offrir un jour une vie meilleure à la petite. Le destin en a, tragiquement, décidé autrement. La deuxième explication relève davantage de la psychologie. Si l’égoïsme s’est si fortement développé, en Chine, ces dernières années, ce n’est pas, comme on pourrait le penser, un produit du capitalisme. Bien au contraire, j’y vois une conséquence néfaste de plusieurs décennies de communisme exacerbé marqué par deux grandes catastrophes - le Grand Bond en Avant et la Révolution culturelle – qui ont traumatisé la nation. Les Chinois, qu’ils appartiennent ou non aux cercles officiels détestent en parler, mais le souvenir de ces horreurs est là, gravé en filigrane dans les esprits, même dans ceux qui sont trop jeunes pour les avoir vécues. Si le Chinois d’aujourd’hui est égoïste, c’est, entre autres, qu’il a été trop longtemps et trop lourdement l’objet des phantasmes collectivistes de ses dirigeants et qu’il lui était interdit alors de penser à lui-même. Fort heureusement la Chine a pris aujourd’hui un autre chemin, difficile et aventureux, mais prometteur. Mais il lui faut encore retrouver son âme. Si le décès d’une enfant de deux ans l’y aide un tant soit peu, la petite Yue Yue ne sera pas partie pour rien.

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