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La chute de Tariq Ramadan


C’est l’histoire d’un homme qui, toute sa vie adulte, aura développé un double discours. A une certaine gauche qui l’a trop longtemps encensé, et à tant de politiques de tous bords, qui cherchaient désespérément des interlocuteurs capables de « pacifier » les secteurs les plus turbulents de la « communauté musulmane », Tariq Ramadan se présentait en partisan du dialogue, porteur d’un islam modéré et ouvert sur le monde, un honnête homme capable de calmer le esprits échauffés par les turbulences qui traversent la Oumma. , Mais pour ceux qui l’ont connu de près – et ont, parfois, fait un bout de chemin avec lui avant de s’en détourner – ou pour d’autres qui ont été amenés à s’intéresser professionnellement à lui (et j’en suis), il était avant tout la face présentable de l’islam le plus rétrograde et le plus réactionnaire. Un alibi, un gadget de la société du spectacle vendant aux ignorants et aux idiots utiles ce qu’ils souhaitaient entendre pour mieux faire progresser cet islam politique dont les Frères musulmans, fondés en Egypte, en 1928, par son grand-père Hassan el-Banna sont le bras armé.

L’homme est, personne ne peut le nier, intelligent et séduisant. De cette séduction il use et il abuse à tel point qu’il a longtemps été quasiment impossible, dans certains milieux, d’oser la plus petite critique à son égard sans se faire soupçonner d’islamophobie, cette nouvelle accusation de sorcellerie qui a vocation à clore tout débat avant même qu’il commence. Caroline Fourest qui publiait, en octobre 2004, un ouvrage extrêmement documenté sur Frère Tariq en sait quelque chose. C’est que les quelques deux millions de personnes qui le suivent sur Facebook et les plus de 600 000 abonnés twitter, ou encore les milliers de sympathisants qui se bousculent chaque année à ses conférences pèsent d’un tout autre poids que les quelques fâcheux qui osaient questionner sa légitimité et son discours.

Et puis, fin octobre tout a basculé. Une puis deux plaintes pour viol ont été déposées pour des faits commis en 2009 et 2012 – et qui, donc, ne sont pas prescrits -contre l’intellectuel qui condamnait fermement toute relation sexuelle hors mariage et s’était illustré en son temps en demandant un moratoire sur la lapidation.

Henda Ayari, ancienne militante salafiste qui a, depuis, rompu avec l’extrémisme et défend désormais des positions féministes et laïques et qui fut la première à s’adresser à la justice écrivait, dans une tribune libre publiée le 30 octobre dans Le Monde : « Tariq Ramadan, est un intellectuel, un leader religieux, un homme qui séduit par son discours, son aura, sa prestance, une icône, devenu presque un demi-dieu pour certains – et ils sont nombreux. C’est parce que je cherchais des réponses sur ma foi, parce que j’avais besoin d’être conseillée, rassurée à un moment de ma vie où j’étais perdue et affaiblie, que je l’ai contacté. Je venais de retirer mon voile et j’en culpabilisais. Je n’en dirai pas plus ici, mais abuser de son autorité religieuse ou intellectuelle pour abuser d’une femme croyante, c’est horrible. Et pour toutes les victimes de tels agissements, c’est un enfer intérieur, moral et physique, dont il est difficile de se remettre »

C’est encore Le Monde, quotidien connu pour sa prudence (ceci n’est pas ironique et ne constitue nullement une critique) qui a consacré à la deuxième plainte, sous la signature de Raphaëlle Bacqué et de Besma Lahouri, un article accablant en en citant de longs extraits. S’ils sont confirmés par l’enquête, les faits décrits sont, comme le souligne le quotidien, d’une violence inouïe. Ils décrivent le comportement ignoble d’un homme abject. Il est troublant de constater que les deux plaintes – déposées par deux femmes qui, a priori, ne se connaissent pas – présentent des similitudes quant aux comportements décrits. Je ne me prononcerai pas, toutefois, sur cette affaire : la justice est saisie et Tariq Ramadan, qui nie les faits, a demandé réparation pour dénonciation calomnieuse. Les suites judiciaires du dossier diront ce qu’il faut en penser mais il se murmure que d’autres actions pourraient être introduites.

Le plus intéressant est de voir, me semble-t-il, comment réagissent ceux qui n’ont pas pris leurs distances avec Tariq Ramadan ou, mieux encore, continuent à le soutenir. Parmi les premiers, j’épinglerai Edwy Plenel rédacteur en chef de Médiapart, quotidien online qui fait commerce de dénoncer les turpitudes de ceux qui nous gouvernent (ici, une fois de plus, ni ironie ni critique mais un simple constat, Médiapart c’est un mélange de la chronique de Zorro et des pensées philosophiques de Robin des Bois…) Pour M. Plenel, qui évoque la « une » de Charlie hebdo consacrée à M. Ramadan et à ses soutiens, tout cela relève d’une « campagne plus générale que l’actuelle direction de Charlie Hebdo épouse. M. Valls et d’autres, parmi lesquels ceux qui suivent M. Valls, une gauche égarée, une gauche qui ne sait plus où elle en est, alliée à une droite voire une extrême droite identitaire, trouvent n’importe quel prétexte, n’importe quelle calomnie, pour en revenir à leur obsession : la guerre aux musulmans, la diabolisation de tout ce qui concerne l’islam et les musulmans ». Fermez le ban. Pour M. Plenel, oser mettre en cause l’intégrité de ses amis en général et de Tariq Ramadan en particulier relève du complot, du racisme et de « l’extrême droite ». Une vision complotiste des choses qui n'étonnera que ceux qui ne sont pas familiers avec la rhétorique gauchiste.

Pour ceux qui soutiennent plus franchement l’intellectuel musulman, et qui se répandent sur différents sites islamistes, ces plaintes ne sont que des calomnies, un complot, ourdi par devinez qui ? « Les juifs » bien entendu ! Et pourquoi ? Mais pour « casser Tariq », évidemment. Quant à Henda Ayari, qui a le tort d’être défendue par deux avocats dont l’un à un nom à consonance juive et à laquelle on conseille de « se réfugier en Israël », c’est une pute sioniste. Ni plus, ni moins….

Devant tant de finesse, nul besoin d’épiloguer. Je me contenterai donc de citer, une fois de plus (et assez longuement), une tribune publiée par Le Monde, celle du philosophe Abdennour Bidar : « L’affaire Tariq Ramadan est atterrante à bien des égards. Comment se fait-il qu’il ait fallu attendre le scandale d’accusations de violences sexuelles pour qu’enfin nos élites s’interrogent sérieusement sur le personnage ? Depuis quinze ans, j’ai eu plus que le temps de vérifier l’incapacité quasi systématique de nos médias, de notre classe politique, de la plupart de nos « grands » intellectuels à comprendre en profondeur les questions posées par l’islam. Cette intelligentsia se signale à peu près unanimement par son inculture sur le sujet, et, tandis qu’elle est si intelligente par ailleurs, voilà qu’ici elle n’arrive qu’à se partager benoîtement entre ceux qui considèrent le musulman comme le nouveau damné de la terre et, à l’autre extrême, ceux qui mélangent allègrement islam et islamisme sans s’en apercevoir… alors même, parfois, qu’ils croient être en train de distinguer les deux ! [L’affaire Ramadan] nous fera-t-elle enfin comprendre que nous restons tragiquement aveugles aux « racines du mal » de l’islamisme ? Systématiquement depuis des années, nos élites choisissent avec une infaillibilité remarquable les mauvais interlocuteurs, et nous ouvrons nos micros, écrans, tribunes, aux traditionalistes patentés du Conseil français du culte musulman (CFCM), ou bien à des prestidigitateurs comme Ramadan, qui rient à gorge déployée de l’aubaine incroyable de notre naïveté… Leur tour de passe-passe est en effet des plus grossiers. A longueur de conférences-débats et autres talk-shows, ils se contentent de réciter avec talent tous les mots que nous aimons entendre, et dans le bon ordre : réformer l’islam, l’adapter à la modernité, le libérer des traditions obscurantistes, bla-bla-bla. Il suffirait pourtant d’aller lire de plus près leurs livres – comme l’a fait, par exemple, Caroline Fourest avec un énorme courage – pour débusquer l’incohérence entre cet affichage publicitaire et l’indécrottable dogmatisme comme l’agressivité larvée qui resurgissent à chaque page ou presque. A chaque fois que j’ai fait cet effort de démystification, j’ai découvert avec stupeur… que dénoncer la supercherie ne sert à rien ! Et me suis aperçu avec effroi, une fois encore, de la sidérante réalité de l’heure : dans notre société de l’image et de la communication, personne ne prend le temps d’aller voir le fond des choses. On célèbre unanimement l’esprit critique, mais personne ou presque ne s’en sert. Je m’en accommoderais en silence, retournant à mes chères études avec le peu de ceux qui consentent encore à étudier, si les conséquences n’étaient pas si scandaleuses. La pire d’entre elles, la voici. En nous laissant amuser par les beaux discours, nous avons laissé se développer en France un islamisme de plus en plus décomplexé, qui revendique maintenant haut et fort la suprématie de la loi de Dieu face à la loi démocratique, qui affiche sans vergogne intolérance et antisémitisme, qui bafoue dans l’enfermement communautaire le droit à la liberté personnelle et l’égalité des droits, à commencer par ceux des femmes… »

Le prestidigitateur, cette fois semble bien être tombé de l’estrade. Au-delà de la justice qu’attendent ses victimes, il y aurait là de quoi se réjouir. A condition, bien entendu, que les leçons de « l’affaire Ramadan » soient tirées et que l’on ne se hâte plus, dans l’avenir, de suivre ceux que M. Bidar appelle « les joueurs de flûte ». On peut rêver

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