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Avec le retour des Taliban à Kaboul, faut-il craindre un nouveau « 11 septembre » ?


(Ce texte est la "version longue" d'un article écrit initialement pour "Paris Match" et publié le jeudi 2 septembre 2021)


Par un de ces curieux télescopages dont l’histoire a le secret, vingt ans jour presque jour pour jour après les attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center et le Pentagone, conçus et planifiés par al-Qaïda depuis l’Afghanistan, les dernières troupes américaines et alliées se sont retirées du pays. Un retrait accompagné par le terrible attentat de l’aéroport de Kaboul qui a fait au moins 185 morts et 150 blessés dans la soirée du jeudi 26 août.

Dès lors, une question se pose : avec le retour des Taliban à Kaboul, un nouveau 11 septembre est-il possible ?


Les Taliban, qui viennent de reprendre Kaboul, au terme de trois mois de campagne et d’une offensive finale éclair de moins de 10 jours, jurent au monde qu’ils ont changé, que les droits des minorités et des femmes et la liberté d’expression seront respectés « dans le cadre des lois islamiques » et que leur pays ne sera pas la base arrière de groupes djihadistes frappant des contrées voisines ou plus lointaines.


Comment oublier pourtant que si l’Afghanistan a été occupé en octobre 2001 et si les Taliban ont dû prendre le maquis dont ils viennent de sortir victorieux, c’est précisément parce qu’ils avaient abrité le commandement d’al-Qaïda puis refusé de livrer à la justice américaine Oussama Ben Laden et ses complices. Or ils sont toujours, aujourd’hui, étroitement alliés à ce qui reste de la nébuleuse terroriste naguère fondée par Ben Laden et l’Etat islamique, autre composante majeure – et aujourd’hui dominante – de la sphère djihadiste. L’EI vient, par l’attentat atroce commis à l’aéroport de Kaboul le 26 août, qu’il était bien vivant et plus déterminé que jamais à frapper Washington et ses alliés.


Les mêmes causes produisant souvent les mêmes effets, on est donc en droit de se poser la question : les Taliban auront-ils la volonté (et la capacité) de s’opposer aux menées djihadistes et les groupes terroristes eux-mêmes seront-il en état d’utiliser le sol afghan pour préparer un nouveau « 11 septembre » ?


« La question est légitime », assène ce vétéran du renseignement français, grand spécialiste du terrorisme islamiste qui a accepté de nous parler sous couvert d’anonymat. « Diverses menaces liées aux développements récents en Afghanistan existent, depuis l’infiltration en Europe ou ailleurs d’éléments bien formés et prêts à commettre un attentat, jusqu’à l’énergie nouvelle que cette victoire peut donner à l’ensemble de la mouvance des fous de Dieu. Mais la pire de toute, c’est évidemment le risque de voir se répéter l’histoire et que le pays soit utilisé comme base arrière pour un attentat du type « 11 septembre ». Dans le contexte actuel, en venant s’additionner aux dégâts causés par la pandémie, et dans un climat caractérisé par la mise en cause systématique de la parole publique et un complotisme qui se répand à grande vitesse par le truchement des réseaux sociaux, qui étaient inexistants en 2001, voir à nouveau des avions s’encastrer dans des tours où être précipités sur une grande capitale occidentale aurait, au-delà du nombre de victimes, un effet dévastateur sur la société et sur l’économie ».


Pourtant, en vingt ans, le monde a changé. Les effectifs et les moyens des grands services de renseignement se sont considérablement accrus ; les techniques de collecte du même renseignement se sont sophistiquées et sont devenues nettement plus intrusives ; et après la flambée des années 2014-2018, les groupes djihadistes peinent à organiser, en tout cas dans le monde occidental, des attentats d’ampleur et doivent se reposer sur des actions d’acteurs locaux, souvent traumatisantes, certes, mais dont la létalité est incomparablement moindre que celle des attentats du 11 septembre 2001 ou même du 13 novembre 2015 à Paris ou du 22 mars 2016 à Bruxelles.


Mais, ici, un retour en arrière s’impose.


Karachi 30 novembre 1999. Les quatre hommes qui descendent du vol Turkish Airlines TK1056 en provenance d’Istanbul ne sont pas venus faire du tourisme ni goûter aux charmes, d’ailleurs limités, du Karachi by Night. Ils sont en mission.


La veille, à Hambourg où ils vivent et étudient, Mohammed Atta, Marwan al-Shehhi, Said Bahajj et Ramzi bin al-Shibh ont embarqué à bord d’un autre avion pour la capitale économique de la Turquie où ils sont sensés passer quelques jours de vacances mais qui ne sera en fait qu’une courte étape de transit dans le long périple qui doit les mener en Asie du sud-ouest. A leur arrivée, ils sont accueillis par Mohamed Atef.


Quinquagénaire souriant, Atef est pourtant considéré par les quelques officiers qui, dans le monde de l’ombre connaissent sa biographie, comme l’un des hommes les plus dangereux du monde : ancien policier égyptien, il a rompu de longue date avec Le Caire pour gagner l’Afghanistan et participer au Djihad contre les soviétiques. Puis, sous le nom de guerre, la Kunya, d’Abu Hafs al-Masri, il est devenu un théoricien de la guerre insurrectionnelle. En août 1988, il fait partie de la quinzaine d’hommes qui, autour d’Oussama Ben Laden, créent « al-Qaïda » dont il deviendra le chef militaire en 1996. En août 1998, il est étroitement associé à la préparation des attentats aux camions piégés contre deux ambassades américaines à Dar-es-Salam (Tanzanie) et à Nairobi, qui feront 224 morts. Il est surtout étroitement lié à Ben Laden : un de ses fils a épousé une fille du chef d’al-Qaïda.


Si Mohammed Atta et ses amis sont à Karachi, c’est précisément parce qu’ils doivent rencontrer le chef d’al-Qaïda auprès duquel « Abu al-Hafs » les mènent sans tarder. Les quatre hommes ont été repérés et choisis dans une mosquée intégriste d’Hambourg, al-Quds, pour leur fanatisme mais aussi parce que, vivant depuis des années en Europe, parlant l’anglais, intelligents, ils sont capables de se fondre dans la société occidentale et d’y mener la plus complexe des opérations terroristes.


A Kandahar – où un immense « compound » abrite le quartier général d’al-Qaïda - deux ou trois jours plus tard, Atta et ses amis rencontrent Ben Laden. Après qu’ils lui aient prêté le Bay’a, le serment d’allégeance par lequel ils le reconnaissent comme leur « Emir », ils se voient demander s’ils acceptent de s’engager dans une « opération de martyr », c’est-à-dire un attentat suicide. Les quatre hommes acceptent. On peut désormais leur réserver le plan.


Le plan des attentats qui vont radicalement changer le monde n’est pas neuf. Cela fait près de quatre ans que Khalid Cheikh Mohammed, que les services de sécurité occidentaux baptiseront « KCM », les a présentés à Ben Laden. A presque trente ans, KCM est un autre proche du djihadiste saoudien qui l’a nommé responsable des « opérations extérieures » (les attentats terroristes dirigées contre les Etats-Unis et leurs alliés). Il est aussi l’oncle de Ramzi Youssef, le principal auteur de l’attentat au véhicule piégé contre le World Trade Center qui fit six morts et plus de mille blessés le 26 février 1993.


Après avoir longuement réfléchi, OBL autorise, début 1999, celui qu’il appelle affectueusement al-Mokh, le cerveau, à aller plus loin. En onze mois, le projet a bien progressé. KCM et Mohamed Atef y collaborent étroitement et rendent compte, régulièrement, à Ben Laden. La direction d’al-Qaïda est désormais entièrement concentrée sur ce que les rares initiés appellent « l’opération avion ».


L’affaire est à la fois étonnamment simple dans sa conception – prendre le contrôle de plusieurs avions de ligne et les précipiter sur des cibles particulièrement symboliques et stratégiques aux Etats-Unis – et exceptionnellement complexe dans sa mise en œuvre. Il ne s’agit pas, ici, de trouver un volontaire pour conduire un véhicule piégé ou se faire sauter avec une ceinture explosive, le type de main-d’œuvre « jetable » dont l’organisation dispose à pléthore. Non, il faut sélectionner des hommes sachant piloter un avion ou ayant le niveau intellectuel et technique leur permettant de suivre une formation dans ce but aux Etats-Unis. Ces hommes devront être capables de vivre pendant des mois en « territoire ennemi » tout en échappant à la détection et, le moment venu, de passer tous les contrôles de sécurité des aéroports puis de maitriser les équipages des quatre appareils qui seront ciblés, de les piloter jusqu’à leurs cibles et de toucher celles-ci. Beaucoup plus facile sur le papier que dans la réalité.


C’est pourquoi les quatre de Hambourg ont été choisis. Ils seront ensuite renforcés par d’autres, directement sélectionnés par Ben Laden et KCM, qu’on leur adjoindra. Le choix ne sera pas toujours très heureux : on se souvient de Zacarias Moussaoui, ce Français qui devait être le « vingtième homme » du 11 septembre et qui attirera l’attention de ses moniteurs parce qu’il souhaitait apprendre à piloter un appareil en vol mais ne s’intéressait pas aux procédures de décollage et encore moins à celles d’atterrissage…


Atta et ses complices ne passeront que deux semaines à Kandahar d’où ils repartiront pour l’Allemagne en janvier 2000, via le Pakistan et la Turquie. Entre le printemps de la même année et le printemps 2001, les futurs pirates de l’air arrivent, l’un après l’autre, aux Etats-Unis où ils commencent à suivre leurs cours de pilotage.


Enfin, le 11 septembre, l’impensable se produit : à 08h46, le vol AA11 percute la tour nord du WTC, à la pointe sud de Manhattan ; il est suivi, à 09h03, par le vol UA175 qui touche la tour sud. A 09h37, le vol AA77 s’écrase sur la façade ouest du Pentagone tandis qu’une demi-heure plus tard, un quatrième appareil détourné, le vol UA93, s’écrase dans les champs près de Shanksville, en Pennsylvanie. On pense que ce dernier avion visait le Capitole, siège du Congrès, ou la Maison Blanche.


Les attentats du 11 septembre appartiennent à cette très rare catégorie d’évènements, parfois improbables, dont on peut réellement dire qu’ils ont changé le cours de l’Histoire. D’abord, ils ont montré que les Etats-Unis, première puissance mondiale, étaient parfois un colosse aux pieds d’argile, et qu’il était possible de porter la guerre sur leur sol. Ensuite, ils ont profondément altéré les relations entre le monde musulman et l’Occident et furent à l’origine de deux guerres, celle d’Afghanistan déclenchée en 2001 – la plus longue guerre jamais menée par les Etats-Unis et l’Otan, mais aussi la guerre en Irak, qui débuta en 2003 et qui eut pour conséquence le renforcement de la mouvance djihadiste mondiale, la création de l’organisation Etat Islamique (EI) puis d’un Califat s’étendant sur la plus grande partie de la Syrie et de l’Irak. Ce nouveau conflit allait entraîner la pire campagne terroriste que l’Europe ait connue, qui fit plusieurs centaines de morts à Paris, Bruxelles, Nice, Berlin, Barcelone, Londres et dans d’autres villes, ainsi qu’aux Etats-Unis, au Canada ou en Australie.


La longue guerre qui vient de s’achever en Afghanistan est évidemment la conséquence la plus directe du 11 septembre. Deux jours avant les attentats, Ben Laden faisait assassiner Ahmad Shah Massoud, victime de deux kamikazes recrutés en Belgique. Cet attentat n’était rien d’autre qu’un « cadeau » d’al-Qaïda au régime en place à Kaboul qui le protégeait depuis plusieurs années. Oussama Ben Laden avait bien anticipé la tempête qui allait se lever après le 11 septembre et, en éliminant le principal chef de guerre opposé aux Taliban, il misait sur le code de l’honneur pachtoune qui leur interdirait de le livrer aux Américains. Son calcul était juste : les Taliban ne cédèrent pas et, le 7 octobre 2001, débutait l’Opération « Enduring Freedom-Afghanistan » (OEF-A).


Alors que la roue de l’Histoire achève un tour complet et que les Taliban reviennent au pouvoir, pourrait-on assister, dans un avenir proche, à une réédition du scénario apocalyptique du 11 septembre ou à une nouvelle flambée d’attentats qui frapperaient l’Europe ou les Etats-Unis ?


Il n’existe pas de réponse simple à cette question. Le 11 septembre a été le résultat de la conjonction de divers éléments : le fanatisme, l’audace et l’intelligence d’une organisation terroriste, une faillite du renseignement américain qui a été incapable d’analyser des signaux qui étaient pourtant, comme nous l’a dit un jour un ancien responsable de la CIA « tous au rouge », et le laxisme des procédures de contrôle dans les aéroports et de sécurité à bord des appareils.


Voyons donc ce qui a changé – ou pas - depuis vingt ans.


La motivation des acteurs du djihad d’abord. Le paysage terroriste a extraordinairement évolué durant ces deux dernières décennies. En tant qu’organisation, al-Qaïda a été presque anéantie : des milliers de ses membres ont été tués ou arrêtés et la quasi-totalité de sa direction a été éliminée. Aujourd’hui, le groupe ne reste actif que dans la Péninsule arabique (essentiellement au Yémen), dans le Sahel et, mais dans une moindre mesure, en Afghanistan. Si la volonté des membres d’AQ reste intacte, leur capacité de nuisance a donc été fortement réduite. Par ailleurs, al-Qaïda continue à privilégier les opérations massives du type « 11 septembre » ou, au minimum, comparables aux attentats de Madrid en 2003 ou de Londres en 2005. Mais ces opérations sont évidemment nettement plus difficiles à mener à bien et, depuis 2005, AQ n’a plus été en mesure de commettre d’attentat en Occident (à la notable exception de l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo) et n’est sans doute plus en position de mobiliser les moyens humains et financiers nécessaires à leur réalisation. D’autant que le groupe aujourd’hui dirigé, en théorie, par le docteur Ayman al-Zawahiri, ancien lieutenant d’OBL, continue à se livrer à un recrutement relativement « élitiste », ce qui limite fortement les candidatures.

Ce pourrait être une bonne nouvelle si un autre joueur n’était apparu sur la scène djihadiste. L’organisation Etat islamique, Daech d’après son acronyme arabe terroriste, issue d’une scission d’al-Qaïda en Irak, a marqué un tournant historique dans l’histoire du djihad moderne en proclamant, en 2014, le « Califat ». Même si cette décision a été critiquée par al-Qaïda dont les dirigeants estimaient que les conditions historiques et religieuses n’étaient pas rassemblées pour une telle évolution, le Califat a eu une influence considérable sur la mouvance. Alors qu’on n’avait jamais compté plus que quelques centaines de sympathisants ou membres d’AQ en Europe, ils sont des milliers – et des dizaines de milliers dans le reste du monde - à avoir rejoint la Syrie et l’Irak en 2014-2015 ou à avoir prêté serment d’allégeance au « Calife ».

Cet enthousiasme a également permis à l’EI de « récupérer » des organisations locales qui, dans le passé, adhéraient à al-Qaïda. On trouve aujourd’hui des « provinces » de l’Etat islamique dans le Sinaï, en Asie, dans le Sahel, en Afrique centrale et de l’Est, au Moyen-Orient et, bien entendu, en Afghanistan (Etat Islamique-Khorassan). Cette puissance – et la « territorialité » du Califat en zone syro-irakienne - a donné à Daech la possibilité d’entraîner des djihadistes venus d’Europe et de les « reprojeter » vers celle-ci pour commettre les attentats du Musée juif de Bruxelles, du 13 novembre 2015 à Paris, de l’aéroport de Bruxelles et du métro Maelbeek, le 22 mars 2016. Dans le même temps, des éléments qui n’avaient jamais été entraînés ont pu perpétrer des attaques parfois extrêmement significatives à Nice, Londres et dans d’autres villes.


Si l’EI n’a probablement plus les moyens de se livrer à des offensives de grande ampleur en Europe, sa propagande continue à susciter des vocations et des passages à l’acte. Si leur létalité est nettement moindre qu’en 2015 ou 2016, leur portée symbolique peut être énorme : il suffit de se rappeler de la décapitation du professeur Samuel Paty, dans les Yvelines, le 16 octobre dernier.


Cette stratégie, dite des « mille entailles » repose sur un postulat simple. Si on ne peut frapper de « grands coups », la multiplication des attentats permet de maintenir la pression, de radicaliser les opinions, de susciter le rejet des communautés musulmanes dans le monde occidental (l’effet recherché est, ici, de favoriser la radicalisation de ceux qui se sentent exclus), d’exploiter ces attaques par la propagande et, pensent les stratèges de l’EI, d’épuiser l’adversaire : si un coup ne tue pas, l’addition des attaques (les « mille entailles ») le fera saigner à mort ou brisera sa volonté.


Le soutien du régime Taliban, ensuite. L’accord signé par les Taliban, le 29 février 2020, à Doha, au Qatar, avec les Américains – et qui a conduit au retrait en cours -, stipulait qu’ils s’engageaient à interdire l’accès de leur territoire à tout groupe terroriste et tout mouvement constituant une menace pour les intérêts occidentaux. Ils prétendent par ailleurs avoir « éradiqué » l’Etat islamique. L’attentat qui vient de se produire à l’aéroport de Kaboul et ceux commis, y compris au cœur de la capitale afghane, par Daech depuis 2018, prouvent qu’il n’en est rien. Certes, il est peu probable que les Taliban et Daech puissent s’entendre, les deux parties se considérant mutuellement comme des « apostats » voire des « hérétiques », mais l’EI-Khorassan disposerait de quelque 2000 combattants et peut s’appuyer sur un puissant réseau international. Et l’organisation pourrait également profiter de la déception des plus extrémistes des Taliban qui condamnent les accords passés avec les Américains ou la « modération » (toute relative) affichée par les nouveaux maîtres de Kaboul.


Par ailleurs, même si al-Qaïda est aujourd’hui très affaiblie, elle reste extrêmement liée à certaines franges talibanes, entre autres, et ce n’est pas rien, avec le clan de l’un de leurs chefs militaires, Sirajuddin Haqqani, qui contrôle en grande partie la frontière avec le Pakistan. Des unités combattantes « mixtes » regroupant partisans d’Haqqani et d’al-Qaïda aurait même été créées en 2020.


Le renseignement maintenant. Les possibilités légales et techniques des services de renseignement ont considérablement augmenté ces vingt dernières années. La surveillance des réseaux sociaux, la pénétration virtuelle des messageries cryptées, l’intrusion dans les systèmes informatiques au plan mondial et l’utilisation intensive de l’imagerie satellitaire ou de l’observation par drones au plan local ont permis de pallier la difficulté de recruter des sources humaines dans la sphère djihadiste et de déjouer de nombreux complots terroristes (dont plusieurs dizaines en Europe depuis 2016).


Mais le renseignement reste un système humain et donc, par définition, faillible, et la sécurité absolue est un leurre. Elle n’a jamais existé. La mobilisation des « services » contre la menace terroriste n’a pas permis de repérer les mouvements des protagonistes des attentats de novembre 2015, pourtant préparés pendant des mois à Bruxelles, et dans lesquels étaient impliquées plus d’une vingtaine de personnes, la majorité d’entre elles déjà « connues », pas plus qu’en 2012, il n’avait été possible de neutraliser Mohamed Merah avant qu’il entame sa campagne meurtrière. De même les services de renseignement américains et européens n’ont, manifestement, pas anticipé l’effondrement subit de l’Etat afghan face à l’offensive talibane de cet été.


Et les attentats individuels, aujourd’hui privilégiés par Daech, sont, bien entendu, encore plus difficiles à empêcher. La raison en est simple : un terroriste isolé ou agissant au sein d’un groupe restreint qui n’utilisera pas les réseaux de communication modernes a toutes les chances de passer à travers les mailles du filet.


Evidemment, l’interrogation revient, lancinante, après chaque attentat : comment un individu dont la radicalisation est connue, voire même qui a été déjà été arrêté et condamné dans le cadre d’un complot terroriste peut-il échapper à l’attention du renseignement ? C’est que nous vivons dans un monde réel : on ne peut, légalement, arrêter un suspect sur base d’une simple présomption ou d’un « risque » estimé qui pourrait ne jamais se réaliser. Et les moyens humains du renseignement et des services spécialisés de la police ne permettent pas de surveiller physiquement tous les candidats potentiels au djihad (en admettant qu’ils soient tous identifiés…). Dans un film, on voit des surveillances menées par deux ou trois personnes. Dans la réalité, pour « suivre » un seul individu en permanence, il faut au moins 20 à 30 opérateurs sur le terrain, plus d’autres qui, dans les bureaux, se livreront à tous les contrôles nécessaires sur les « contacts » de l’intéressé Contacts qui, à leur tour peuvent justifier d’une autre surveillance continue. Sans trahir de secret, en France par exemple, les moyens des services permettent une telle surveillance de manière simultanée sur 250 à 300 individus. Or il n’y a pas que les djihadistes à surveiller. Il faut également s’occuper du crime organisé, des agents de renseignement étrangers, d’éventuelles personnes recherchées jugées dangereuses. Bref, des milliers de « cibles » qu’il est impossible de traiter toutes en même temps.


Le laxisme relatif des procédures de contrôles dans les aéroports et les avions, appartient, lui, au passé. Certes, ici aussi, une erreur – ou l’appui actif de complices infiltrés dans le personnel des aéroports - est toujours possible, mais il est difficile d’imaginer qu’un commando terroriste puisse pénétrer dans un avion, le maîtriser et le précipiter sur une cible. Quant à prendre simultanément le contrôle de plusieurs avions, on peut espérer que c’est purement impossible. D’autant que la crise née de la pandémie limitera encore, pour un certain temps, les flux de l’aviation civile. Un scénario, toutefois, est envisageable : que des terroristes arrivent à monter à bord d’appareils décollant de pays extra-européens où les contrôles seraient moins poussés. Mais c’est malgré tout peu probable.


Les éléments que nous venons de passer rapidement en revue sont à la fois source d’espoir et d’inquiétudes.


D’abord, même si les Taliban n’ont pas autant « changé » qu’ils le proclament à tous vents, ils ont appris les leçons du passé. Ils ont soif aujourd’hui de cette reconnaissance internationale qui leur faisait défaut avant 2001 et qui, seule, peut assurer la pérennité de leur régime. Il est donc certain qu’ils ne se livreront pas d’eux-mêmes à des attaques contre l’Occident. De toute façon, ce sont des djihadistes « nationalistes » qui ne s’intéressent qu’à une seule chose : construire un Etat islamique basé sur la charia en Afghanistan. Le reste du monde ne les préoccupe pas. De plus, ne tenant pas à être à nouveau ostracisés et chassés du pouvoir, il est très peu probable, en l’état actuel des choses, qu’ils tolèrent les activités de groupes installés sur leur territoire et qui pourraient mener de telles attaques.


Mais pour convaincre le monde, ils devront faire des concessions – essentiellement sur les droits des femmes et, dans une moindre mesure, sur la liberté d’expression. Cette évolution ne peut que déplaire à leurs membres les plus extrémistes (et ils ne manquent pas) et pourrait diviser le mouvement. Si des pans entiers du pays finissaient par échapper à leur contrôle, des groupes tels qu’al-Qaïda ou l’EI-Khorassan pourraient y prospérer et planifier des actions, à tout le moins régionales qui se matérialiseraient par des attaques dans des pays voisins ou contre les intérêts occidentaux dans ces Etats.


Voir des opérations terroristes massives se préparer en Afghanistan et se réaliser en Europe ou aux Etats-Unis semble cependant exclu, du fait, entre autres, du renforcement des moyens antiterroristes dans le monde. Mais, nous l’avons vu, l’erreur est toujours possible.


Une attaque du type « 11 septembre » a pourtant très peu de chance de se réaliser, mais deux autres menaces, elles, sont plus sérieuses.


Des éléments terroristes infiltrés sous le couvert des évacués déjà accueillis ou des réfugiés qui pourraient, demain, quitter le pays, pourraient tout à fait mener des actions plus limitées à Paris, New-York ou Londres. Des combattants aguerris et ayant accès à des armes sophistiquées telles que missiles sol-airs ou des drones pourraient mener des attentats à forte létalité.


Enfin, et ce n’est pas la moindre des menaces liées la victoire talibane : le succès remporté à Kaboul par le djihad va certainement donner une nouvelle ardeur à la mouvance djihadiste mondiale. En 1989, la victoire des moudjahidin contre l’Armée rouge avait déjà eu de telles conséquences. Ben Laden disait alors : « Nous avons vaincu la deuxième puissance militaire mondiale (l’URSS), attaquons-nous maintenant à la première ».


Ce fut chose faite le 11 septembre 2001. Et c’est ce qui vient d’être parachevé par la chute de Kaboul où un gouvernement soutenu à bout de bras depuis vingt ans par Washington et l’Otan s’est effondré en quelques semaines, presque sans combattre. Cette leçon-là aussi sera apprise, n’en doutons pas. Directement ou indirectement, à Kaboul, le djihad mondial vient de trouver une deuxième jeunesse. Nous pourrions ne pas tarder à en faire les frais.


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